Chat noir, nuit blanche…

Depuis trois mois dans les rues du bourg je croise un chat noir, encore jeune par sa morphologie. Il traverse parfois ma route mais rien n’indique qu’il me jette un sort à chaque carrefour, au contraire. J’ai croisé dans ma vie des chats de cette couleur, aux motifs aussi ardents que les tableaux de Soulages, mais j’évite, désormais,  de rouler la nuit. D’ailleurs, pourquoi sortirais-je alors que sommeille à mes côtés une femme aux yeux gris, et dont la chevelure blanchit nuit après nuit ? Parfois, dans mon sommeil, le chat paraît. Ses griffes sont longues et peintes de colorants toxiques. Le rouge et le noir, le vert et le bleu turquoise, parfois rien, quand je dors bien (sieste).

Un de ces soirs idiots, je ne saurais dire pourquoi, j’ai pris un chemin de balade que je n’avais encore jamais emprunté. Pas un de ces sentiers qui mènent à une gare, à la monotonie des horaires que l’on suit parfois toute sa laborieuse vie durant, non. C’était celui du petit chat noir, celui peut-être qui s’était installé dans ma tête, ou parcourait mes rêves en quête de souris sottes. Il faut nourrir les rêves comme on nourrit les chats. À différents moments de la journée, ou de la vie. Nourritures terrestres, Nathanaël (Gide).

La journée, durant mes promenades diurnes, nous menait, le chat et moi, dans des ruelles et sur la grand place où, le jour du marché, passaient les ménagères venues faire leurs emplettes. Assis sur un banc, nous conversions au sujet de ces passantes aux cabas remplis de victuailles, détaillant leur allure, la cambrure des reins,, leurs seins, leurs fesses, soupirant parfois sur la beauté des unes et râlant sur le laisser-aller d’autres. Mais nous étions toujours contents de voir bouger la vie devant nos yeux. J’observais les femmes du bourg et le jeune chat noir suivait mon regard. Il était comme une ombre, un jeu de piste, un trait de crayon à mine de plomb qui, sans que je le sache, dessinait mon parcours d’être vivant.

La nuit, quand les soirs d’automne s’installent dans l’éteignoir des maigres lampadaires, ses yeux brillants me guidaient. Nous marchions. Lui avait quatre pattes et moi deux. Pour identifier notre cheminement il posait de temps en temps sa queue au sol, qui nous indiquait la direction à prendre. Mais quelle direction, tant se promener n’a pas de but précis. Lui le savait. Les animaux connaissent tous les recoins des hommes, leurs mystères comme leurs ministères. La nuit alors alluma sa bougie : la lune. Et à cette heure tardive où les humains regardent de fausses étoiles sur leurs écrans, nous arrivâmes au cimetière du village. Le silence régnait. Une fois dans l’enceinte un feulement digne d’une lamentation haïtienne de Toto Bissainthe, d’une thrène d’Angélique Ionatos, lentement parvint à mes oreilles. Le jeune chat me devança et alla prévenir une vingtaine de matous et de minettes de mon arrivée. Le silence à nouveau fut complet. Puis les chants repartirent, lamentations et cris de colère, dans ce cimetière qui allait accueillir une semaine plus tard sa cargaison de chrysanthèmes en pots.

Ce fut, je dois l’admettre, un moment unique : les morts qui dormaient depuis des années, voire des décennies, se réveillèrent. Soudain ce fut une fête de la bière mais sans cadavres de bouteilles, la mort recyclait les disparus et des feux de saint Elme éclaboussèrent le ciel pour une fois étoilé ; le jeune chat noir but jusqu’à en être gris , mais pour ce qui était de me ramener à mon logis, je ne pus compter sur lui. Ni sur ces félins qui dansaient sur les tombes, avant l’invasion des pots de chrysanthèmes. Assez ébloui moi-même, je saisis la queue d’un chat qui passait par là. Visiblement, il savait où j’habitais car il marcha devant moi tout au long du trajet. Mon épouse m’attendait. C’est toujours agréable d’avoir quelqu’un qui vous attend, surtout quand elle passe la nuit à se faire des cheveux blancs et n’a pas les yeux gris, mais noisette. Mais tous les hommes savent que dans les yeux, là, quand on les regarde bien en face, il y a dans chaque œil un petit chat noir qui vous observe. Jusque dans vos rêves. Ces chats s’appellent Pupille, et sont tous orphelins . Ils portent le deuil de tous leurs congénères qui un jour traversèrent la rue , sans méfiance. Demain, ils affronteront les voitures électriques, dites silencieuses…

21 10 2022

AK

8 commentaires sur “Chat noir, nuit blanche…

  1. Très beau texte. En effet, le silence de mort des voitures électriques ne remplacera jamais dans nos cœurs (oreilles…) les pétarades si émouvantes de nos ancêtres à gas-oil ! Par sécurité, je me demande pourquoi n’a-t-on pas encore opté pour une douce musique d’accompagnement de ces nouveaux bolides ? Ou bien peut-être… un type athlétique en short courant quelques mètres devant l’engin et en agitant un drapeau rouge ?!

    Aimé par 1 personne

    • « un type athlétique en short courant quelques mètres devant l’engin et en agitant un drapeau rouge ?! »
      Bonne idée en effet. Une question : avec quoi faudra-t-il recharger, le zigue ? Des galopins de bière ?

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