Pendant qu’Andersen tire la Sirène à Copenhague (COP 15, en 2009)

Ce texte de 2009 traite de plusieurs « Lagos », un bled dans une plaine maraîchère du Béarn, une mégapole au Nigeria, une station touristique au Portugal. Il est paru dans une chronique hebdomadaire que j’écrivais sur un site local (à Pau) aujourd’hui disparu. D’autres suivront (car j’ai pu les récupérer sur le Net). Il est livré tel quel.

samedi 5 décembre 2009 par AK Pô

Comme l’on dit en Béarn, il faut deux Caddetous pour faire un monde, ce qui sans doute n’aurait pas déplu à Mariotte, mais compliqué l’œuvre d’E. Gabard. Il aurait dû alors en expatrier un. Mais le plaisir coquin de Mariotte aurait hésité à choisir entre le bâton (de réglisse) et la carotte. Aujourd’hui, ne se dresse, dans les rues de Lagos, que l’arbre mort d’une culture vivrière dont les fruits se talent…

Le rêve de prospérité de Louis se diluait et, dans sa belle robe diaprée, le vin au fond du verre tournait vinaigre. Sous le plafonnier de la cuisine gouttait une lumière blanche qui ne lui donnait qu’une envie, celle de tirer un trait définitif sur son devenir. Le temps était passé trop vite, et dans sa fulgurance avait réduit en poussière l’homme qu’il vénérait jadis, son père, celui dont les poumons s’emplissaient de l’air épais de Lagos quand, ouvrant la fenêtre de sa chambre de l’hôtel Ikoyi, Kingsway road, les grands immeubles émergeaient de l’enchevêtrement des ruelles malpropres, couronnés de logos internationaux censés apporter la prospérité au pays. La vue, de la chambre, semblait s’étendre jusqu’à Abuja, devenue depuis peu capitale administrative du pays, embrassant le golfe du Bénin de la côte des Esclaves à l’embouchure du Niger. Le pétrole et ses dérivés remplissaient les pipe-lines, Fela Anikulapo Kuti politisait l’afro beat de ses sons et rythmes cuivrés, Nollywood embobinait ses premières VHS (essor fin 80, troisième production ciné du monde)…

Mais ce matin-là, les rideaux qu’il tirerait avec défaitisme sur l’avenir pendaient, suspendus à des tringles, et la vue, si la peine valait de se lever pour la contempler, s’abandonnait sur… la plaine de Nay. Le Lagoin, ce Niger nourricier des maraîchers locaux, coulait son demi mètre-cube par seconde, éclaboussant les ronces d’un talus terreux et le tablier en plastique rapiécé de la grand-mère, qui rinçait les laitues. C’était un rite ancestral auquel tout paysan de la vallée se pliait, dès avant l’aube sabbatique, pendant que l’aîné des fils préparait les cageots et les rangeait dans la fourgonnette, laissant tourner le moteur afin que la vieille, nettoyage des légumes opéré, puisse réchauffer ses doigts engourdis par l’eau fraîche. Louis, le chef de famille, conduisait le véhicule.

S’il traînait plus longtemps que les autres devant son casse-croûte, la raison en était bel et bien cette idée de futur qui le taraudait, et sur laquelle, tournant comme un diamant laboure un microsillon, il réfléchissait sans relâche. La terre ne nourrissait plus son homme. La France comptait en 2007 un million vingt mille emplois permanents dans les exploitations agricoles (INSEE), en chute de plus de la moitié depuis 1988, population dont 82% étaient des actifs familiaux. Du coup, les jeunes femmes partaient en ville s’installer, trouvant de l’ouvrage dans des secteurs jusque là dévolus aux machines à sous : les supermarchés hard discount. Elles embauchaient d’abord comme pointeuses, puis passaient à l’échelon supérieur (pointilleuses), pour finir leur CDD comme caissières remerciées.

Lagos, neuf millions d’habitants en 2007, quinze en 2015, centre névralgique du Nigéria, Pandémonium à l’état brut où la survie est un maigre souvenir de la mort quotidienne, où s’agglutinent richesse et pauvreté, faim, corruption et opulence, violences urbaines, chaos architectural. Mais aussi rêve nostalgique et nébuleux pour Louis qui, avec dépit, le dissout dans un élan de lucidité qui le pousse à présent vers le seuil de la ferme où la grand-mère s’impatiente. C’est samedi, le grand jour de la semaine, celui où le chiffre d’affaire rembourrera la pile de draps dans le placard de la chambre, celui où l’écureuil cache ses noisettes et le crédit agricole refend les chèques en bois. La grand-mère a beau dire qu’elle n’en peut plus, que l’eau de la rivière la dévore d’arthrite, que ses fils sont tous des fainéants, que lui (Louis) est comme fût son mari, qui tourna vinaigre en s’expatriant chez les nègres pour chercher de l’or noir, qu’il en revînt les poches et la cervelle maraboutées mais en ayant rapporté la folie des torchères, s’enflammant tous les soirs en ville avec d’anciens expatriés, tous passés depuis ad patrès, rien n’y fait : le coq chante pour toute l’escadrille et les voilà partis, cageots, cagettes, mamie, fils, Louis, vers les halles de la mégapole béarnaise.

Là-bas, des hordes de petits vieux, de sales gosses en bérets noirs et Converse, de femmes à l’accent circonflexe et aux chapeaux chinois, de citadins roublards et de clochards radins les attendent, le porte-monnaie cousu à l’auvergnate, le teint pâle et l’air chafoin comme un andin, ou l’air andain comme une meule de foin rayez les mentions inutiles et faites votre marché à petit prix, nos filles connaissent les méthodes de vente mieux que quiconque, messieurs dames par ici la belle laitue verte, la carotte rosée, la tomate carrée et le haricot bleu. Production locale, traçabilité irréprochable, non madame, ce ne sont pas des légumes bios, allez à Rungis pour cela, ici c’est de l’exploitation à mains nues, main d’oeuvre ligotée à la planteuse, à la repiqueuse du tracteur, et vas-y que tu ploies, que tu ramasses en courbant l’échine, un foulard sur le crâne pour se protéger du vent vif, accroupi dans la terre qui envahit les bottes, les mains dures, caleuses, les ongles noirs comme une conférence épiscopale, le visage qui se pommèle comme un ciel d’hiver, quand les bourgeois font les garçons dans leur lit pendant que nous coupons les choux, quelle vie trépidante pour tirer trois sous par semaine et l’alarme tous les jours que Dieu fait. Ah, bien sûr, dans l’Algarve, le soleil brille sur Lagos.

Cette terre nous quitte et nous migrons en ville. D’ici quinze ans, trois mégapoles africaines (Le Caire, Lagos, Kinshasa) compteront l’équivalent des deux tiers de la population française ( soit environ 49 millions de personnes). La pauvreté rurale devient la pauvreté urbaine. Que mangera-t-on demain ? Des grosses légumes régissant la production mondiale d’esclaves laborieux à leur service ?

Les rations de Soleil vert (Soylent green) seront bientôt disponibles, dans les rayonnages des hard discounters…

-par AK Pô 30 11 09

7 commentaires sur “Pendant qu’Andersen tire la Sirène à Copenhague (COP 15, en 2009)

  1. Caddetou et Mariotte, son épouse, sont deux figures « légendaires » (en BD) de l’univers (!) béarnais. Quant à Ernest Gabard, il s’agit d’un sculpteur qui a réalisé un grand nombre de statues (souvent très réussies) au XXe siècle, dans le coin et plus loin.

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    • Pour 1966 et 1973 je suis plutôt largué , manque de petites références que le Vieux Singe , tout comme l’écureuil (de la Caisse d’Epargne des épagneuls bretons), se réserve pour passer l’hiver ? Oui, ce sera un hiver rigoureux, un hiver Ukrainien même. Pour le repas de ce soir c’est soupe à la moustache (il y a pénurie de pistaches). Pour la soupe à la grimace, on est prié de s’adresser à madame 49-3.

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