les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Il était une fois, au pays merveilleux que constitue le monde du Travail, un prolétaire qui cassait la croûte entre midi et une heure dans son fourgon, en écoutant Radio Bingo. Quand il ne resta plus que l’emballage papier du sandwich, que sa dernière bouchée l’expédia loin des îles hawaïennes, du sable et des sorcières – dans sa tête, il mangeait un « sand-witch »-, il réalisa que sa pause était aussi terminée que l’espoir d’un afghan de passer en Angleterre, et que le boulot instrumentalisait son stress en rentabilité sonnante et trébuchante.
Un gros container à couvercle vert, en bord de route, lui intima l’ordre de verser dans son ventre le papier graisseux, reliquat d’un repas sur le pouce, le menaçant de le mettre moralement à l’index au cas où il refuserait (dans le monde du Travail l’écologie est la préoccupation primordiale des patrons). La poignée du couvercle en plastique scintillait encore de givre que le soleil bas de janvier ne parvenait pas à réduire en eau, si utile et rare pour la planète, quand celle-ci se promène entre Las Vegas et les Émirats en passant par la mer d’Aral ou les serres andalouses. Ses grosses pognes, crevassées comme les reliefs d’un repas misérable, soulevèrent le PVC rigide. Le bras levé maintenant la barre l’homme se pétrifia soudain : sur le sommet de la masse de déchets, étendu sur un carton d’appareil ménager, dormait un ours en peluche.
Bon dieu, de quel néant sortait donc ce petit animal qui le regardait intensément de ses yeux noirs ? De quel monde enfantin avait-il donc été exclu, ou, qui sait, quels parents indignes l’avaient-ils subrepticement dérobé à leur enfant, le remplaçant en un tour de magie par une box quelconque avec manettes boutonneuses aux couleurs criardes ? Il est vrai que son aspect était peu ragoûtant. Sale, imprégné des miasmes confinés dans la grande boîte, petit et les poils collés en touffes semblables à de minuscules stalactites, à une barbe d’intellectuel enfermé dans un stalag pour offense au chef de l’État (là, on imagine mieux le look du nounours), il portait, ridicules attributs, un nœud papillon rouge autour du cou et un bonnet de père Noël sur le crâne, lui mangeant une oreille. L’homme songea qu’une grand-mère facétieuse ou couturière avait ainsi paré le pauvre ours, déjà en disgrâce, pour lui redonner vie auprès de la gamine (un gosse aurait de suite déchiré les bouts de tissu, par défi), le revaloriser dans une de ces chaumières perdues au fond des bois, reliées au monde moderne par le passage des éboueurs, les containers à roulettes et la télévision à écran plat dehors comme dedans.
L’homme alors fut traversé par une pensée radicale : mon petit père, sans doute celle à qui tu tenais compagnie t’aimait. Je ne sais quelles causes vous ont séparées, mais sache que désormais nous allons faire route ensemble. Tu allais disparaître dans ce néant d’où à présent je t’extirpe, et par les voyages que nous ferons bientôt le cœur de ton amie continuera de battre, et par toi elle aussi voyagera, je t’en fais ici le serment. L’ours ne répondit pas. De son œil de verre noir deux gouttes s’écoulèrent, dues sans doute, pour les scientifiques, au fait que le soleil dardait à présent ses rayons, mais que l’homme, et l’animal, interprétèrent tout différemment.
Dans toute histoire, fut-elle vraie ou fausse, il est bon de nommer les personnages : ainsi, l’homme s’appelait Antonio Gimenez. Il baptisa l’ours en peluche du nom d’Arrabal des Poubelles, et la gamine Angela de los Suenos. Arrabal débuta sa nouvelle vie par le passage obligé dans une machine à laver, le séchage sur un étendoir à linge, et le séjour sur le réfrigérateur de la cuisine. Antonio récupéra un autre ours, plus rondouillard, dans la huche à jouets délaissés de ses enfants, grands comme des araucarias depuis lurette, à l’allure de Teddy bear pointé du fusil par Théodore Roosevelt et fabriqué par le couple Michtom (en mohair), pour lui tenir compagnie, mais trop gros pour voyager. Arrabal s’acclimata très vite à sa nouvelle vie, et il était fréquent, quand Antonio rentrait du travail, de voir frétiller le bout de son museau de laine, noir et rond comme un béret basque. D’autres fois, ce que l’on assimilerait aux vibrations du réfrigérateur, il tremblotait de tout son corps. Sans doute était-il en pleine conversation avec Angela, et l’homme alors mettait en sourdine radio Bingo et mangeait en silence. Souvent aussi voyait-on les deux d’humeur joyeuse, Antonio parlant avec délectation de leur prochaine aventure, dans les mois à venir.
Ainsi les vit-on parcourant les citadelles européennes (Antonio n’ayant pas les moyens de s’offrir les autoroutes touristiques de l’Orient, de l’Afrique, des îles sous le vent de la mode parisienne, ce qui, au demeurant, ne l’intéressait pas), les campagnes et les littoraux, à pas rapides et l’œil aux aguets, durant les périodes de congés, à la lisière des frontières de ce pays merveilleux qu’est le monde du Travail.
Cela dura cinq ans. Jusqu’au moment exact où la trêve des confiseurs s’acheva. Jusqu’à la seconde où Antonio reçut une lettre…de licenciement. Licencié pour motif grave. Vous trouverez en pièce jointe les raisons qui ont motivé notre décision. Nous regrettons de nous séparer d’un collaborateur dont nous appréciions la valeur et l’intégrité. Désolés, vraiment. Chaque âge a sa morale, et Antonio savait que la sienne, étant une valeur humaine, ne pouvait résister à la mécanique financière du plus chrétien des actionnaires. Arrabal sentit la déprime gagner Antonio, et la danse de saint Guy dont il montrait sans le vouloir vraiment les hocquètements supposait un dialogue désespéré entre Angela et lui pour résoudre le problème. Mais que peuvent un ours en peluche et une gamine inconnue pour détourner le destin d’un homme ? Un scientifique pourrait-il répondre à cette question, ou doit-on s’en sortir avec de maigres espérances, d’infimes perspectives ? Comment deviser sur une ligne de mire ne nous ferait-il pas loucher sur l’avenir bouché, tant il est vrai que deviser pour mieux régner est la parabole des beaux parleurs, et que les devises sont au porte-monnaie ce que les Suisses sont au Vatican : vaillants gardiens du secret bancaire. Antonio sentit qu’Arrabal ne suivait pas sa logique. Il se reprit.
Arrabal des Poubelles, dit-il, l’heure est venue de prendre ma place. Tu as su conserver ton nœud papillon et ton bonnet de père Noël sur la tête durant toutes ces années, sans que ces ornements n’usent ta bonne humeur, en un mot, tu n’as pas vieilli, il serait temps que tu t’y mettes, que les aléas de ma vie t’enseignent la façon dont les hommes mettent au rebut les hommes. A mon tour, Arrabal, de converser avec mon Angela de los Suenos, de transporter mon cœur de paille loin des épouvantails politiciens, à mon tour d’aimer une femme, dussé-je être son jouet, doux et caressant, avec qui lécher les pots de miel que les frelons asiatiques n’ont pas encore transformés en poudre de riz.
Arrabal se mit alors à rire, un rire gigantesque sorti du tréfonds de son âme : moi, prendre ta place !!! je laisse aux humains leur triste devenir, Antonio, leur vie trépidante, leur course folle et prisonnière, leur enfermement dans des geôles translucides que le soleil brûle. Ah, Antonio, si tu avais connu comme je l’ai connue Angela, ta peine serait ta plus grande joie. Angela était une grand-mère revêche, une vieille sorcière qui faisait accroire aux esprits égarés comme toi que des enfants souffraient au fond des bois, sans amour familial et sans jouets pour Noël, pour répandre le fiel de la concupiscence et de la charité ; « c’est pourquoi, autant il est facile que les hommes se laissent prendre par n’importe quelle espèce de superstition, autant il est difficile par contre de faire en sorte qu’ils persistent dans une seule et même vue » (Spinoza). Ma place, Antonio, c’est en réalité la tienne, depuis toujours, et si je me suis tu durant toutes ces années, cela vient simplement du fait que nous parlions d’une même voix, rêvions d’un même monde, où chacun serait l’égal de l’autre, aurait les mêmes droits et devoirs, où la liberté respecterait l’humanisme, où la nature prévaudrait sur le profit, bref, tout ce que nous remettons en question car ces questions ne se posaient pas au départ de notre existence.
Antonio convint que ce discours aurait pu sortir de ses propres lèvres, sauf sur un point : une femme qui se prénomme Angela ne peut être une vieille sorcière, Arrabal affabulait, c’était sûr. D’ailleurs, il s’était trémoussé en débitant ses arguments de manière inhabituelle. Celui-ci acquiesça, reprenant l’air pitoyable de sa vie poubelleuse. Au fait, et ton courrier, tu as lu la pièce jointe ? On te vire, et tu n’essaies même pas de savoir pourquoi, t’es d’un drôle !
Antonio déplia le papier. Un très léger parfum de rose, étonnant dans ce genre de littérature, remonta jusqu’à ses narines. Il lut, à voix haute : Ne prends pas au sérieux ce que ton ours a écrit, c’est une farce complètement ursine, et seul ce que tu lis à présent est vrai ; tu dois suivre simplement la consigne : tu vas recevoir d’un jour à l’autre un assez gros colis, contenant un déguisement : une peau d’ours appartenant au stock d’invendus du père Noël (les enfants s’en fichent, du coup, elles moisissent dans les cartons). Dès que tu auras déballé et revêtu cet habit, prends ta fourgonnette et viens me rejoindre au fond des bois. Tu peux amener Arrabal (je le connais) et son pote Teddy bear, j’ai un réfrigérateur couleur givre ici. Il te faudra juste tirer la bobinette et , quand la chevillette cherra, tu pourras entrer dans ma chaumière. Tu verras alors par toi-même comment les contes de Noël évoluent avec leur époque : la grand-mère qui t’accueille est d’une indomptable beauté.
PS : n’oublie pas de te raser.
Signé : Angela de los Suenos, la vraie.
-par AK Pô
19 12 09
Nota (décembre 2022) : quelques années plus tard Arrabal (qui signifie « faubourg » en espagnol), a fait la connaissance de Caramella, une oursonne du même style trouvée dans un vide grenier local. Depuis, ils sont ensemble sur le haut d’un divan de mon séjour, mais ils voyagent beaucoup moins ! L’essentiel est qu’ils soient ensemble…
le suis content pour Antonio et Arrabal, mais qu’est devenu Spinoza ?
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Antonio l’a croisé en Crète, il faisait les mots croisés du Monde, à la terrasse d’un café de La Canée. Il portait un chapeau de paille italien et, si je m’en souviens, à côté de son café épais, un verre d’ouzo rempli à bord trônait, qu’il semblait déguster à petites goulées, car ses finances étaient maigres, comme lui. Mais sans doute ne parlons nous pas du même.
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café + ouzo, c’est bien le même !
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