les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
L’idée est certes pitoyable : en 2050 j’aurai 95 ans. J’espère ne plus être de ce monde. Comme tout individu, mourir dans mon lit, loin des instituts, c’est un projet bien difficile à envisager, tant la vieillesse privatise la mort et que le choix ne se trouve que dans les supermarchés des EHPAD et autres étalages très onéreux de ce stock de chair humaine qui au final ne se négocie pas. Pas d’inquiétude, je chasserai les mouches du columbarium avec des pets sonores. Mes cheveux calcinés ne sentiront plus le parfum du merlan ni le peigne de la girafe. C’est acté. Le plus difficile reste le chemin à parcourir, et je suis déjà épuisé ne serait-ce qu’à l’idée de m’y rendre en toute conscience. La conscience n’a plus besoin d’homme, elle s’est perdue dans l’abandon des actes les plus simples, la sincérité des échanges et l’ivresse alambiquée des discours. Ce que l’on a perdu c’est le temps de vivre, le temps où l’on vivait dedans. Seuls ceux qui l’ont connu mourront en paix, quand la paix reviendra poser sur l’oreiller une ultime plaisanterie. Comme le sourire de la marchande aux doigts épais derrière son étal de fruits et légumes, le boulanger aux mains enfarinées, le boucher qui découpe la tendresse d’un animal connu, souvent cornu, et l’idée pitoyable d’un jour vieillir au milieu d’un ruisseau dont l’eau (de vie) est encore potable pour en boire l’ultime tasse.
Dire que mon ambition profonde était tout simplement de raconter à quelques farfelus de l’hospice la bataille légendaire qui opposa les Grosbidous aux Petitsventroux, j’admets que c’est trop tard : la surdité et l’aveuglement sont ici monnaie courante et pour survivre, j’ai besoin d’argent (cigarettes Craven A et Famous Grouse écossais) mais déjà je sens que l’on me retire mes pompes vernies pour la cérémonie funèbre. Pourtant l’idée ne me quittait pas. Les Grosbidous avaient conquis le monde et je devais témoigner auprès des Petitsventroux de ce que l’expérience de mes 95 ans renseignait par divers et ancestraux moyens : un clignement d’œil, un ronflement sonore, un râle, le crissement d’une roue de fauteuil roulant, parfois une main décharnée, le majeur levé dans l’opacité du ciel. Je constatai très rapidement que l’histoire se racontait d’elle-même, pas de narrateur, pas d’éditeur, de critique littéraire, et pas de récit dans le minuscule salon de coiffure où intervenait une aimable et lointaine actrice du temps de Jean Rochefort. Une jument anglo-arabe, une shampouineuse rinçant mon crâne avec l’eau de Jouvence, (ah mon vieux Jean!).
On ne demanda rien, car tout était écrit sur le registre. L’ivresse des registres sur le temps qu’il reste à vivre. La fin et le néant. Mais surtout le néant avant la fin. De ce côté là, javais conservé mes limites. Depuis la seconde guerre, celle qui précède la suivante, comme chacun sait, ou pas. Un 6/65. Un genre de pistolet qui fait rire les femmes, soumises aux gros calibres. Pas de quoi se vanter quand il s’agit de « tue l’amour ». L’amour a tué Dieu ou Dieu a-t-il tué l’amour ? Question stupide, répond l’IA, en 2050 il n’y a plus que des maîtres du temps et des esclaves décervelés. Les Grosbidous et les Petitsventroux, sont les dinosaures de ton imaginaire, vieillard. Personne ne t’offrira une Craven A ni un petit verre de Famous Grouse, tu as disparu de l’histoire et quelques androïdes se la racontent en sirotant devant leur écran virtuel comme on regardait jadis des films des années 50. À 2000 années de ce monde disparu le sont aussi les mains épaisses de la marchande des quatre saisons, du boulanger aux mains enfarinées, et bien au-delà, des hommes qui se sont complus à disparaître de la surface de la planète, en allant confondre les étoiles pour éviter l’ultime sentence : nul n’est immortel. Une intelligence, fut-elle artificielle, sans aucuns humains, ne pourrait offrir que des cobayes qui ne serviraient à aucune évolution, juste l’esclavage. Mais de quoi se nourrissent les robots ? Des films des années 50, qui sait ?
01 02 2023
AK
« Est-ce que les robots rêvent de moutons électriques ? », comme le prophétisait déjà le génial Philip K. Dick en 1966 (tu avis 11 ans, si je compte bien.) Ce livre (génial) a été adapté au cinématographe sous le titre plus connu : « Blade Runner ».
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je crois qu »en fait il s’agit, au tout début du livre (1955?) d’une tondeuse à gazon autonome qui tond la pelouse, alors que le héros lit un roman dans son transat. ( bouquin : « demain les chiens »)
Merci pour ton approche scientifique (mathématique) quant à mon âge. Mais en fait je suis vieux comme Mathusalem, ah le couillon, toujours à raconter des menteries aussi vraies que fausses !
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« Demain les chiens », ce n’est pas de Philip K. Dick, c’est de Clifford D. Simak (si ma mémémoire ne me trompe pas.) Mais c’est également un très bon livre !
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Tu as tout à fait raison, ma référence n’était pas la bonne. Mais celle que je te tire est tout à fait amicale !
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mourir serait plus facile quand on a pris de temps de vivre, vieillir serait plus facile quand on ne pense pas à mourir
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Mais quelle idée de penser si loin, quand déjà chaque matin est une nouvelle vie ! Ne brûle pas tes cartouches à l’avance !
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Ce ne sont pas des cartouches, mais des pétards ! 😁😁😁
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