les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Un chien a traversé la rue. Une voiture passait, qui roulait à vive allure. Nulle collision pourtant, pas de sang ni de bave sur la chaussée. Ce n’était pas exactement au même moment, seulement au même endroit. John connaissait le chien (Bowl), mais également le pilote de l’automobile (Peter Husky). Il faut préciser que John passait ses journées dans son fauteuil à bascule à regarder depuis sa coursive en bois vétuste ce qui se passait dans la rue, un plaid sur les genoux et un bonnet de laine sur le crâne. Les habitants du quartier qui se rendaient puis revenaient de leur travail l’avaient surnommé : le Hibou Diurne.
Ce jour-là, vers seize heures, Bowl traversa la route pour aller pisser de l’autre côté, et profiter de cette excursion pour laper l’eau du canal que les habitants nomment le Styx, tant il émet d’odeurs pestilentielles. C’est alors que Peter Husky, au volant de son Aston Martin,fonça en faisant crisser les pneus dans le virage en amont de la route puis freina d’un coup sec devant chez lui. Il regarda son chronomètre et sa déception s’offrit quant à son précédent record. Vingt huit minutes du bureau à son domicile, merde ! S’il n’avait pas raccompagné Muriel à son domicile, ç’aurait été pari gagné. Il gara son engin le long du trottoir attenant à sa maison.
Bowl se léchait les fesses dans les herbes hautes que les employés municipaux n’avaient pas encore tondues près du canal. L’hiver il n’y avait qu’un ou deux promeneurs qui suivaient ce chemin de halage, des coureurs à pied essentiellement (les coureurs de jupons n’y venaient qu’au printemps). John regardait défiler les saisons et ses rares voisins . Parfois, il tournait la tête vers le canal, mais le charroi de la rue lui semblait plus intéressant que le morne cours d’eau qui coulait côté sud, dans son dos délabré. Il ne se passait rien. La chaleur déclinait avec le soleil quand Bowl se mit à aboyer. Un charpentier du nom de Jove gueula depuis une maison voisine. Mais le chien aboya de plus belle. Jove fut rejoint par Peter, qui vint à la rescousse. Effectivement, Bowl n’aboyait pas sans raison : le cadavre d’une femme gisait sur la rive du canal. Peter reconnut instantanément Muriel, mais se tut. Il l’avait déposée chez elle, un bon quart d’heure auparavant. John tourna la tête et visionna la scène. Son fauteuil à bascule commença alors à remuer et à grincer sur le parquet de la coursive. Nul ne pourrait imaginer ce qui lui traversait la tête. Phénomène mécanique ou cérébral, plaid ou bonnet en surchauffe, l’ensemble joignait le corps et l’esprit du vieux scrutateur. Tout en se balançant, il remit les pendules à l’heure, la chronologie de ses observations.
Bowl avait traversé la rue avant l’arrivée de Peter Husky, et le retard de celui-ci était notable, quant à ses prouesses de pilote. Mais fallait-il imputer ce retard au fait qu’il ait ramené Muriel chez elle ? De fait, pourquoi le cadavre de cette jeune femme se trouvait-il au bord du canal que les habitants appelaient le Styx restait une énigme pour John et les autres témoins de cette mort dont rien ne prévoyait l’arrivée sur ce site. Jove demanda en hurlant à John d’appeler la police, ce qui fit de nouveau aboyer Bowl. Mais le vieux était sourd et Peter courut jusqu’à la coursive pour demander à l’ancêtre où était son téléphone. Or, le fauteuil à bascule était vide. John s’était couché sur le canapé du salon, pour rassembler ses idées et refaire le film de ses observations. Au pied du canapé, une bouteille de whisky avait rendu l’âme. Peter vit le téléphone, un machin hors du temps, avec des numéros à composer en tournant le barillet. Cependant,la machine ancestrale fonctionnait et il appela les secours, trois numéros trois roulis de l’engin.
Le réceptionniste du poste de gendarmerie, un gaillard plein d’humour noir, répondit d’une voix claire et aimable : « bonsoir, ici l’hôtel du Loup-Styx, trois étoiles,merci pour votre appel, hélas tout est complet ! » Peter mit rapidement fin à la plaisanterie et fut connecté à l’inspecteur Mac Dowell, responsable de la sécurité du canton, un genre de shérif sans étoile venu là attendre sa retraite et calmer ses épanchements de synovie dans le gin. John ronflait de tout son long sur le canapé, avec de petits mouvements nerveux qui auraient confondu les minutes d’une aiguille horlogère. Une mécanique devant laquelle Peter s’immobilisa. Le vieux paraissait remonter le cours du temps. Des bribes de mots semblaient évoquer un texte confus,à peine audible, entre aboiement et freinage de voiture. Sa parole avait perdu dans l’alcool la réalité du récit qu’il articulait mais restait présentement incompréhensible.
Jove le charpentier et Bowl le chien restaient à proximité du corps de Muriel, l’un se remémorant la fois où elle l’avait embrassé, sans qu’il connût son nom, l’autre pour l’avoir flairée de multiples fois, quand il montait, ayant perdu son chemin, dans le coffre arrière du bolide de Peter qui le rapportait chez John, où le chien avait sa meilleure gamelle. Tous ceux qui passaient devant la coursive, allant ou revenant du travail, avaient acquis l’idée que Bowl était le chien de John. Mais certains s’amusaient à raconter qu’en fait Bowl surveillait le fauteuil à bascule du Hibou Diurne, tant que celui-ci ne l’empêchait pas de traverser la route pour pisser dans les herbes hautes qui longent le canal.
Ainsi,quand l’inspecteur Mac Dowell se rendit sur place, une rapide analyse fut faite sur les traces que délivraient les herbes couchées par le passage éventuel d’animaux ou d’humains, cheminements qui conduisaient à Muriel. L’inspecteur constata qu’il n’y avait eu aucune violence sur le corps de la jeune femme, sa robe et l’ensemble de ses vêtements ne portaient aucune trace d’agression, seules des traînées herbacées coloraient ses vêtements épais. Ce qui signifiait que Muriel s’était rendue sur ce lieu de son plein gré et n’avait subi aucun sévice. Ce qui fit dire à l’inspecteur qu’il opinait pour le suicide, ce qui fit aboyer Bowl. Lorsqu’au bout de la coursive apparut John. À environ vingt mètres le canal le séparait de la même distance que celle de la route. Il venait de remonter la chronologie des faits.
Le chien avait bel et bien traversé la route,et quelques minutes plus tard le bolide de Peter Husky avait violemment freiné devant chez lui. Sauf que Muriel était encore accrochée au pare-choc arrière où sa veste était coincée, d’où le record manqué. Elle fut projetée à plus de vingt cinq mètres vers le canal où Bowl se léchait les fesses.
Un chien a traversé la rue. Une voiture passait, qui roulait à vive allure. Nulle collision pourtant, pas de sang ni de bave sur la chaussée.
16 02 2023
AK
(Juste une histoire qui passe sous l’œil encore ouvert d’un admirateur de Raymond Carver)
https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Carver
J’aime bien cette fin qui valdingue, virevolte et plouf, dans le canal ! Au moins Muriel ne sera pas fait mal en amerrissant, même un peu brutalement !
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(ne se sera)
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Trop fort la chute, illustre Karouge !
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Merci à toi Maëstro. Mais j’aurais aimé trouver une chute plus subtile. Je suis depuis aout 2022 correspondant de presse (local) et cela m’occupe beaucoup (parfois trop). Du coup, je néglige un peu mon blog. Bonne fin de journée !
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En tout cas, c’était assez subtil pour moi.
C’est intéressant, correspondant de presse (local) ?
Bonne soirée, illustre Karouge.
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ne me lassant jamais de faire du mauvais esprit et de voir des pailles sans voir mes poutres, j’eusse aimé que Muriel visse le vice et dévissât les sévices (sa devise ?), service compris
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Merci j’ai rectifié le tir ! Sévice compris !
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à charge de revanche !
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