les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Le jour de son anniversaire, Thomas se regarda dans le miroir de la salle de bain. Il avait dix ans. Toutes les fioles, les onguents et la mousse à raser qui trônaient sur la tablette de verre lui firent verser d’abondantes larmes. Il se rendit compte qu’il était trop jeune pour galoper derrière les gazelles qu’étaient ses cousines, pourtant âgées d’à peine douze ans, mais qui avaient acquis la maturité de la jeunesse entre l’an dernier et le moment présent, avec leurs propres règles, purement féminines. Il s’observa de plus près dans le miroir dépoli aux angles ébréchés, et seul un fin duvet sur sa lèvre supérieure brilla nonchalamment, comme le ferait une pie sur la page blanche d’un écrivain raté. Tel un oisillon, ses ailes ne servaient encore à aucun envol ni aventure amoureuse. Pourtant il frétillait lors de cet anniversaire dont il était le héros, la famille réunie festoyait et il se pensait puérilement maître de cérémonie. Pauvre Thomas !
C’était le dernier né de cette famille nombreuse, celui dont le père avait fini par abandonner les colonies, faute de guerres perdues. De fait, il avait des frères et sœurs plus âgées que lui, certaines déjà adultes, d’autres encore adolescents, ce qui était le cas de ses frères. L’aîné travaillait comme apprenti dans un garage de banlieue et roulait dans des voitures véloces, rouges mais souvent en panne, qui mettaient son salaire sur la paille, l’autre avait des amis qui roulaient encore en mobylette, des Honda avec le moteur sur la roue arrière, et des filles entouraient ces beaux gosses que Thomas jalousait d’être des proies faciles pour ses frangins motorisés que l’odeur d’essence semblait pâmer, qui grimpaient sur la selle ou le siège en faux cuir du bolide obsolète. La panne n’étant qu’un prétexte pour l’invite amoureuse, car il connaissait les histoires chuchotées dans la chambre voisine où ses frères tenaient leurs conciliabules.
Thomas n’était aux yeux de ses frères qu’un morpion, ce qui était vrai, mais un morpion qui se voyait en face de la glace et se jura de damer le pion à sa fratrie dès qu’il aurait seize ans, ou l’âge de Rimbaud, (il ne savait pas exactement), et une à une les beautés avec lesquelles ses aînés avaient convolé, il prendrait leur place, tel un prince arabe dans le désert, dans une salle de bain aux jacuzzi bouillonnants, dans une vieille bagnole mise au rebut ou un palace exubérant,qu’importait : il se vengerait de n’avoir pas de moustache ni de barbe le jour de son anniversaire.
La vie est longue pour un enfant, et les épreuves nombreuses : la première était le catéchisme, dont le père ne voulait pas mettre le curé en défaut (son père se présentait aux élections communales), puis vint la communion solennelle, puis les boutons d’acné, puis les ivresses incontrôlées des fonds de bouteilles laissées au radoub des soirs d’anniversaires et d’élections, que son père perdit deux fois, jusqu’à annoncer, le gosier à sec, qu’il ne se représenterait plus ni ne ferait d’enfant à son épouse, qui venait d’avoir la ménopause, ce qu’il ignorait comme beaucoup d’hommes politiques ou pas.
Il existait, croyait-on, dans ce petit pays, une manière de faire pousser la moustache aux jeunes couillons. L’exemple venait surtout des grands-mères qui en arboraient de belles, brunes à souhait et fournies sur la lippe supérieure, de vraies maréchales d’Empire. Il fallait pour cela s’enduire entre le nazibus et la lèvre du dessus de fiente de pigeon. Mais les pigeons, que l’on nomme ici palombes, sont de grands voyageurs. Et comme les chasseurs les mitraillaient quand elles passaient, elles franchirent le pays en passant sur l’océan plutôt que dans les cols tendus de filets et de cartouchières.
Thomas engagea sa quête amoureuse avec ses trois poils de moustache qui se multiplièrent comme des petits pains et même au-delà de ses espérances. Il remercia même son père de ne pas s’être mis le curé en travers de sa communion à venir, tant il avait prié pour que poussent ses attributs masculins tous les soirs, quand sonnait l’Angélus .
Avoir dix ans ce jour-là, c’était franchir la moitié du Rubicon. Pompée l’attendait sur l’autre rive, celle des faits et des gestes. Il ne suffisait pas d’avoir envie, il lui faudrait la vie et le pouvoir d’accomplir ses désirs encore chimériques. Il s’y prépara de suite, prenant le bâton de khôl de sa mère, et à l’instar de Groucho Marx, s’en barbouilla la lèvre supérieure jusque sous le nez et les sourcils. Quand il revint dans le salon, un grand éclat de rire l’ ovationna. Thomas était taquin, déclara le père. Sa mère était furieuse, le ricil coûtait une fortune, et les fantasmes des adultes ne devaient en aucun cas être accessibles aux enfants.
Dix ans plus tard exactement Thomas enduisit ses lèvres d’un rouge fuchsia, ses cils de rimmel et ses joues de poudre de riz, assortiments qui le rendaient semblable à une geisha de l’Empire du Milieu. La ressemblance était confondante. Il venait de trouver du travail dans un petit cabaret où toutes les princesses qu’avaient auparavant fréquentés ses frères, y répandre leurs prétentions masculines s’effaçaient sous les lumières tamisées. Il avait enfin atteint la maturité de ses désirs enfantins. Dans la loge où il se maquillait il s’aperçut que les quatre angles du miroir étaient légèrement ébréchés. Il avait perdu sa jeunesse dans le miroir, mais le spectacle allait commencer et il oublia cette infime référence à son passé.
20 03 2023
AK
comme tout emmerdeur qui se respecte, je dis ce que je ne comprends pas (prétendant que ce n’est pas de ma faute), comme cette phrase dans le dernier paragraphe « il venait de … lumières tamisées » sinon, le truc est bien mené (fond, forme et mots) et me plait bien, une habitude
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Très joliment racontée, cette tranche de vie, illustre Karouge.
Je te souhaite une bonne journée.
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Bonne journée également, Maëstro !😉
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