les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
« Mon fils, dit Joseph, tu seras peut-être un jour ingénieur, mais sache que jamais tu ne seras un génie. J’en suis désolé pour toi, Alfred, mais c’est ainsi. »
Cette phrase qu’Alfred aurait pu prendre comme un trait d’ironie de la part de son père, ouvrier boucher à La Courneuve, fut mal prise par le préadolescent qu’il était : il fêtait ce jour-là son treizième anniversaire et sa mère, Marinette, se trouvait alors dans la cuisine quand elle fut prononcée. C’était donc une sentence édictée sans témoin dans le salon par le père alors que le repas s’achevait dans la salle à manger, où l’on servait le café et les liqueurs aux rares amis de la famille. Ceux-ci étaient joyeux et bavards, racontant à voix haute les anecdotes les plus douteuses, telle celle de la grand-mère de Marinette, qu’on avait surnommée à l’époque « Pisse-Vinaigre », car elle avait une forte tendance à boire durant la guerre de 39 45, sans doute pour palier la mort de son mari, décédé dans les tranchées. Cette pauvre femme s’était contrainte à n’uriner qu’une fois par semaine disait-on, et son pissat avait l’aspect et le goût du vinaigre. Comme nous étions alors en plein conflit la nourriture manquait cruellement (racontait l’oncle Jean-Jules) et que nous n’avions que des pissenlits et des topinambours à manger, pour les pissenlits d’autres les avaient déjà croqués par la racine (ah ah ah riaient les convives) il fut nécessaire de récupérer le vinaigre émis par la grand-mère, que l’on versa dans des fioles soigneusement étiquetées et revendues au marché noir, qui servirent, avec des graines de moutarde d’Alsace et l’huile de coude des bouchers de La Courneuve mais pas qu’eux, à confectionner des vinaigrettes servies aux occupants nazis dans les beaux restaurants parisiens qu’ils avaient investi.
La voix forte de l’oncle Jean-Jules était parvenue aux oreilles d’Alfred, alors que son père allumait un cigare dans l’alcôve des étagères de la pseudo-bibliothèque où trônaient une centaine d’ouvrages, dont soixante à usage professionnel, tels que « suivez le bœuf dans le sens de la découpe », ou « l’œil de bœuf vous observe » (une erreur d’achat ou une blague d’architecte mal interprétée par Joseph), d’autres encore tels que « le bœuf sur le toit » ou « comment faire un bœuf avec un jazzman », collection bilingue). Ceci ne traitant qu’une partie des livres exposés (les caprins, les ovins etc seraient trop longs à citer).
Marinette appela son mari et son fils à revenir à la salle à manger car elle servait le pousse-café et les mignardises ainsi que le gâteau d’anniversaire d’Alfred, avec ses treize bougies de couleurs différentes ; certes, c’était un en même temps et Marinette en avait conscience. Son fils serait un génie, donc il fallait presser le temps et ne pas le passer en anecdotes idiotes, surtout avec ces péquenots qui ne disaient que du mal de sa famille d’avant mariage. Elle voyait un grand avenir s’ouvrir pour ce gamin qu’elle avait mis au monde dès qu’elle aurait fermé la porte aux invités. D’ailleurs, Rebecca, l’épouse de Jean-Jules, ronflotait sur son siège depuis le début de l’anecdote narrée par son mari, car c’était pour elle la centième fois qu’il la racontait, ce qui provoque la même chose chez tout individu qui cherche le sommeil en comptant les moutons.
Bien qu’il s’ennuyât de pied ferme, Alfred se sentait dans un bon jour. L’anecdote sur la grand-mère lui ouvrait un genre de génie, de génie littéraire (il fallait bien commencer quelque part). Ses résultats scolaires n’étaient pas très brillants et décrocher la médaille Fields lui était d’ores et déjà hors de portée. Devenir ingénieur agronome dans un désert médical ou dans le sud de la France ravagé par la sécheresse ou encore plancton dans un palace cannois (ou ailleurs) pour analyser l’évolution des limousines dans le concept des taxis volants sans chauffeurs, non, tout cela n’avait pas de sens pour lui, et son père avait tort, il venait de s’en persuader en soufflant les bougies de son gâteau d’anniversaire.
Newton avait découvert la gravité en siestant sous un pommier, Steve Jobs avait crée la marque Apple, Eve l’avait croquée, la sorcière du conte l’avait proposée à Blanche Neige, et Maurice Chevalier en avait fait un succès, les exemples étaient nombreux, mais dans quel créneau pourrait bien se placer Alfred, telle était la question qu’il se posait, à treize ans. On veut bien croire en quelque chose, mais en quoi ? Se demandait-il. Un peu perdu dans ses idées, il décida d’aller marcher après que Marinette ait fermé la porte des invités. Il déambula ainsi dans les rues de La Courneuve, croisant des copains de collège qui lui dirent « salut ! », des inconnus qu’à son tour il salua, surtout les vieux et les vieilles qui sentaient le mauvais vin et la vinaigrette d’antan, il s’écarta d’un défilé de fascistes qui paradaient rue Jeanne d’Arc et ne devaient pas connaître la petite histoire de France (à la télévision), puis il s’arrêta net quand il vit la fille du proviseur de son collège sortir d’un magasin de fruits et légumes bios ou pas, croquant sans attendre une pomme légèrement talée. Elle traversa la rue, accompagnée de son père que tout le collège craignait du fait de son autorité. En croisant Alfred, elle se contenta d’un « bonjour, Alfred ».
La magie d’un instant peut révolutionner un avenir d’adolescent.
À 25 ans, Alfred trouva sa destinée : il créa le parfum « Bonjour d’Alfred», avec deux collaborateurs issus de l’école du Parfum de Grasse (près de Monaco).
Note : la pomme ne fut pas agrégée au parfum, et celui-ci n’existe que par la senteur littéraire qui jamais ne sera géniale de la part de l’auteur de cette histoire. (rires des convives)
20 05 2024
AK

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