les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Lola avait sommeil, alors j’ai ouvert le canapé lit. Cela faisait cinq ans que plus personne ne me rendait visite et j’eus peur de découvrir ce que le matelas avait tracé sur le passage de mes derniers invités. Non, pas d’alarme illusoire, ces derniers étaient tous repartis vivants et en forme, malgré les ébats de ces deux nuits dont une seule ne suffirait pas pour nettoyer les pièces que nous avions gaiement souillées.
Il y a cinq ans, je ne connaissais pas Lola, j’ignorais tout d’elle sauf ce prénom idiot entendu cent fois rue Poulet, dans le 18e arrondissement de Paris, quand le marché s’y déroulait le samedi matin.
Je n’ai jamais compris les femmes, et ce prénom avait une consonance assez perverse dans mes oreilles, la peur ou le frisson de l’attirance, je ne sais, mais certainement beaucoup des deux, tant la raison et la passion obèrent l’exactitude des sentiments. Tout est friable dans l’esprit d’un homme. L’objectif du hasard est de n’en avoir pas. Ce qui parfois crée la rencontre, d’autres fois le surréalisme du désir et des syncopes orgasmiques, temps variables de l’attraction terrestre et des grands-roues des fêtes foraines.
Vers dix heures du matin, j’entendis frapper à la porte :
« Monsieur Jean, s’il vous plaît, ouvrez-moi ! »
La porte était ouverte, je ne la fermais pas, du moins j’en avais perdu la clé.
De mon lit j’ai crié : « c’est ouvert, mais fermez-la à cause des courants d’air ! »
Elle était translucide, telle une femme qui aurait avalé toutes les étoiles du ciel, moche de nuit et de ruptures mais dont il fallait pour le comprendre dérouler les pans de son existence, et je n’en savais rien. Elle avait sommeil. Elle me dit qu’elle s’appelait Lola ; soudain,quittant rapidement le canapé lit, elle vînt s’engouffrer dans les draps sales de mon lit que, comme un ours, je ne lavais qu’au printemps. C’est ainsi que nous passâmes notre première nuit. Malgré les trains de la gare du Nord qui démarraient avant l’aube nous avons découvert que nous étions ravis de voir le jour se lever, et nous rîmes ensemble de nos ronflements réciproques qui laissaient s’évanouir l’attente des ouvriers en partance sur les quais dans le brouhaha de la vie.
Lola connaissait la vie et la vie quelque part l’avait oubliée dans un de ces halls de gare, puis sur les quais infâmes du Havre et d’autres ports lointains.
Mais que valait ce matin-là deux solitudes collées l’une contre l’autre dans le fatras d’un monde en capilotade ? Et ce prénom stupide qui tintait dans mon cœur comme auparavant je l’avais trouvé ridicule et péjoratif ? Et moi, Jean, ne portais-je pas un prénom aussi ridicule pour un homme de mon âge ?
Dans quel épouvantable marécage où nous commencions à nous engluer, non par nos prénoms qui prêtaient à confusion pour Lola et à l’uniformité pour moi. Le grand sommeil faisait son lit dans une irréversible parodie de vie, et cette vie devenait commune alors que nous restions l’un et l’autre différents, par le sens de nos désirs et la faiblesse de nos échanges. Lola avait sommeil et je lui ai ouvert les bras comme un début d’aventure s’inscrit sur un chemin dont on ignore les risques et l’état de fatigue qui peut nous surprendre à tout moment. Quand un rire se soumet et qu’un pleur se sent par malchance bienheureux l’union devient la meilleure trajectoire pour ce chemin qui s’ouvre, comme un canapé lit.
27 11 2024
AK

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