Casquette d’aviateur

Casquette d’aviateur

Mon premier souvenir, c’est l’école. Le deuxième, la grande feuille de papier blanc et tous ces crayons multicolores sur lesquels je me suis jeté. En un quart d’heure j’avais barbouillé, égratigné, crevassé le maigre papier de mes dessins fiévreux, chars, avions, corps mutilés, militaires en armes, arbres en miettes, le tout avec un déluge de couleurs, surtout du rouge car il sautait aux yeux, du marron pour les gens, du jaune pour le soleil, du bleu pour le ciel et la rivière, du vert pour le paysage, enfin toute la gamme qu’un enfant de sept ans met au service de son imagination quand on le plante ailleurs, déraciné mais plein de vie. Le troisième souvenir, le plus beau, c’est Pierre.

Je bataillais à former correctement les lettres d’un texte à recopier lorsqu’il s’est approché et m’a tapé sur l’épaule : « comment tu t’appelles ? » Je lui ai répondu : « ici, on m’appelle Ti Moha, mais mon vrai nom c’est Barungwana. Choisis celui que tu préfères. » Il a choisi le premier et s’est mis à rire : »je le savais déjà ! Je sais aussi que tu viens de Dar El Salaam et que tes parents ont du fuir les monts de la Lune, que tu as appris notre langue à l’école française Arthur Rimbaud et…qu’on va devenir copains ! » Il a rougi en disant cela et ses taches de rousseur se sont mises à miroiter comme une termitière du désert d’Atacama. Ça s’est passé comme ça.

En six mois, j’avais rattrapé le niveau en maths, je me débrouillais correctement en dictée et autres matières, je les apprenais par cœur le soir, dans notre T3 de la résidence Mirabelle. Notre chambre (que je partageais avec ma petite sœur) donnait au nord, et étant perchés dans les hauteurs de l’immeuble, la vue dégagée offrait une vision grandiose du ciel et surtout je voyais, en fin d’après-midi (le mercredi et le week-end) le superbe avion qui s’apprêtait à atterrir sur le tarmac de l’aéroport. Ce spectacle avait scellé mon avenir : je serai pilote de ligne, commandant de bord, et je parcourrai le monde entier avec une belle casquette sur la tête. Bien sûr, c’était un secret dont je ne discutais qu’avec Pierre, réservant la surprise à mes parents uniquement le jour où j’obtiendrai mon diplôme…

Comme nous étions mauvais footballeurs pour jouer avec les copains, nous parlions souvent d’aventures lointaines et pittoresques (raison pour laquelle, entre autres, il connaissait les monts de la Lune -il en existe de multiples sur Terre-). Un jour, Pierre me fit la surprise (nous étions en octobre et comme le temps était au beau tous les élèves s’ébrouaient en piaillant) de me tendre une boîte en fer blanc, une de ces boîtes qui traînent dans les greniers avec leur déco surannée, et dont l’odeur des biscuits a cédé la place à celle des vieilles photographies oubliées.

« Ouvre ! » m’a-t-il ordonné. Son visage était sérieux, ses cheveux blonds et son faciès rondouillard ne me laissaient aucune expectative, je devais obéir, un point c’est tout. La boîte couina à l’ouverture et je me demandai quel diable allait en sortir. Pierre me dévorait des yeux. Quand il vit ma mine, mon air abasourdi, il éclata de rire. Oui, il avait pioché cette boîte dans le grenier, chez ses grands-parents, tu sais, ceux qui habitent la grande maison à l’angle, rue Rostand, je t’y amènerai un jour, quand ils ne seront pas là. Papi garde tout, un vrai capharnaüm, tout ce qu’il a aimé ; pour sûr qu’il l’a aimé, son Passé, avec tous ces souvenirs, toutes ces breloques entassées là-haut sous le toit.

Pierre parlait, mais moi, j’extirpais déjà un à un les petits drapeaux ferblantés, aux couleurs et dessins géométriques intacts, avec leurs cornes permettant de les faire tenir debout ou, avec un carton assez rigide et un cutter, de les accrocher ensemble en un tableau magique. « Toi qui veux être pilote de ligne, apprends ta géographie ! Plaisanta Pierre, l’occasion ne se présentera pas deux fois ! » Au verso de chaque image du drapeau était inscrite une liste basique concernant le pays : nom, capitale, surface, population, langue et monnaie. De quoi captiver l’imagination et découvrir le monde pendant les récréations.

Comme nous étions des garçons, nous pensâmes que c’était une superbe trouvaille pour attirer les filles. Notre choix (délibéré) se porta sur Lirina, de notre CM1, elle aussi arrivée depuis peu à l’école. Elle était jolie, avec ses bouclettes, ses yeux un peu perdus et sa bouche si rarement ouverte, mais surtout Pierre et moi sentions qu’elle nous observait souvent, de cette manière qu’ont les enfants pour entrer dans un groupe, de scruter sans épier. Ainsi fûmes-nous trois, une vraie association de malfaiteurs,à nous défier sur nos connaissances géo-politiques des pays du globe. Chacun avait un petit pays et récoltait de nouveaux éléments qu’il exhibait avec fierté aux deux autres, qui eux-mêmes…

« Capitale du Bechuanaland ? » hurlait Pierre. « La même que celle du Botswana » répondait Lirina ; « Gaborone ! »m’écriais-je à mon tour. Ainsi jour après jour remplissions-nous nos carnets de (bonnes) notes. Et moi, Ti Moha, mains crispées sur le manche à balai, j’atterrissais à Windoek et redécollais vers Belmopan sans attacher ma ceinture. Pierre jouait au copilote acrobatique et Lirina à l’hôtesse de l’air sans frontières. Souvent nous levions les yeux vers le ciel, et suivions dans la houache glacée la destination des avions : celui-ci volait sur Lisbonne, celui-là rentrait du Cap Vert, qui barrait le ciel d’Est en Ouest, un autre devait venir de Florence et volait vers New York. Nous nous disputions, pleins de mauvaise foi, (mentant pertinemment en citant les logos -invisibles- gravés sur le fuselage des compagnies aériennes), ne nous réconciliant qu’à la vue des merveilles, des cakes que la mère de Lirina préparait « comme on les fait chez nous ». On s’y croyait, prenant pour argent comptant nos parcours factices, changeant les euros en yens, en dollars, en sols (avec les mineurs du Pérou), parlant des langues sibyllines (j’y mêlais de vrais mots swahilis et de faux proverbes bantous), ignorant joyeusement que nous avions tous les trois tort, dans la réalité, cette réalité qui est venue me chercher chez moi, hier soir.

Je sais que Pierre et Lirina comprennent autant que moi pourquoi nous avions tort d’y croire si fort. Depuis tout à l’heure. Quand ils ont vu ma chaise vide.Quand ils ont trouvé mon dessin dans le casier,vous savez, le dessin que j’avais dessiné il y a trois ans, quand je suis arrivé, et que j’avais rangé tout au fond, au fond de ma mémoire. Je sais qu’ils pleurent, sans larmes ni mouchoirs, car je les vois, à travers le hublot : ils regardent leurs pieds, dans la cour de récré.Les avions ne vont pas tous là où on voudrait qu’ils aillent. Je ne serai jamais pilote, mais toujours passager ; clandestin ou sans-papier, enfermé avec ma famille, comme une vieille photo jaunie, dans une boîte en fer blanche : cadenassée.

AK

07 02 2009

Suzanne t’emmène écouter les sirènes … (rediff)

Elle avait peur, Suzanne, peur que le grand Migou la prenne par la main et l’entraîne là-bas, sur les hauts plateaux de l’Himalaya. Parfois, c’était Youssef qui l’embarquait sur son âne au milieu de l’Anatolie pour la marier au bled, ou encore Moïse, l’invitant à traverser la mer Rouge jusqu’en Égypte. Pourtant, son rêve le plus doux, c’était avec Noah, son arche et ses animaux tous bien élevés, bichonnés à souhait, sauf une colombe rebelle qui s’était envolée au su et au vu de tous, sur les flots immenses qui recouvraient la terre entière.

Ce qui rassurait Suzanne, c’était la toison du mouton qu’elle caressait le soir, et aussi ce jeune veau qui venait la lécher avec sa grande langue, il était beau et brillait comme l’or dans la nuit des étoiles, quand le ciel se dégageait durant ce long voyage pluvieux. Quarante jours, quarante nuits, sans compter les confinements en chambre d’hôtel dus au Coronavirus et ses innombrables variants. Les dix plaies d’Egypte, le mont Ararat avec ses tables algorithmiques brisées sur l’orientation maritime de l’arche de Noah, le réchauffement climatique sur la promesse du grand Migou d’offrir à Suzanne une glace népalaise qu’aucun bonze n’avait auparavant sucée ; mais il y avait ce bouddha birman qui flinguait à tour de bras les Rohingyas, et ces chinois qui se peignaient en vert pour conquérir Mars et l’univers, ces turcs qui dervichaient, ces juifs qui colonisaient. Suzanne tournait dans son lit, se retournait sans cesse et sans comprendre le pourquoi de cet enfer humain, quand son père Léonard arriva à son chevet.

– »Ma fille, ma fille chérie, n’écoute plus les sirènes, n’écoute que celles qui nous emmènent main dans la main, loin des incendies, des crimes de guerre et de toutes ces religions qui croient que sous couvert de moutons en peluche nous sommes des veaux dévots qui valent de l’or. »

Suzanne se calma. Sa fièvre était tombée. Deux assistantes médicales épuisées et une infirmière exténuée changèrent ses draps trempés de sueur. L’une d’elles s’amusa à poser une question à Suzanne :

« dis-moi, petite, j’ai plein de chaussettes de deux couleurs différentes dans mon sac de linge propre. Peux-tu me dire combien je dois en prendre pour en avoir avec certitude deux de la même couleur ? ». (Elle avait entendu la question lors de sa pause, au jeu des mille euros).

Nous étions mercredi, et les sirènes retentirent, de Copenhague au cap de la Hague (pour des raisons différentes). Le paquebot de Gênes en partance pour la Corse, le bétail de Sète à destination de la Libye meugla, les églises et les casernes de pompiers, et même les camions connectés des gamins qui jouaient dans le square, sauf Noah dans son arche qui n’avait que le son des trompes éléphantesques, les rugissements des lions dans la mer déchaînée, des loups, des chiens, le brame des cerfs et cette mer Rouge qui s’ouvrait soudainement, tsunami terrible pour Noah, fracassement des planches de bois sur le fond asséché, perdu de toute religion, eau bénite soudainement disparue de la mer immense qui recouvrait la terre entière, eau salée par un petit moulin à saupoudrer les repas festifs des croyants de tout bord tombé par accident dans le plat gigantesque de l’eau pure dont seuls les dieux séparent les couleurs en manipulant quelques vignobles célestes.

Visiblement troublée et enchantée par le chant des sirènes, Suzanne demanda à Léonard s’il était vrai que les canards juifs disaient « cohen cohen ». Son père sourit. « C’est exact, Suzanne. Mais sais-tu ce que disent les canards musulmans ? « 

Suzanne ferma les yeux, se concentra. Je sais ! : Houria, houria !

Houria ou Houriya (en arabe : حورية) (f) : sirène

18 04 2021

AK

2 petits poèmes en douce

« Point n’est femme chérir

Sans rose poupon quérir »

(Rabelais V §5)

Son sexe féodal de palimpseste sale

En chair de velours trame un sombre amour

Elle aime les valets et lit dans son journal

L’érosion des saisons ; elle frotte son con lourd

Dans le satin meurtri d’un manucure pâle

Elle décline au soleil l’identité d’un râle

Alors que, disparus au ponant, ses atours

Sur ses mots sucent un ultime jour.

Les hommes sont partis et l’ombre est espagnole.

Dans sa gorge les mots ont glissé flamenco

Et du brasier de l’âtre les braises en rigoles

S’écoulent. Lentement son épaule fraîchit, en écho.

Pour vivre elle a payé la chair de son histoire

Et dans ce corps blotti aux contreforts du désespoir

Une lueur extrême vacille. Les hommes sont partis,

Les olives sont noires, les amandiers frigides.

(écrit peut-être vers fin 1990?)

AK

Désopilant

Finalement je suis un être désopilant

Né dans le chant d’une laitue

Au fond d’un jardin en forme d’arrosoir

Sous les étoiles.

Aujourd’hui encore je me sens désopilant

Gai comme un clou, une échelle, un hareng

Né contre un mur plus dur que de la toile

Au fond d’un jardin musical et très sombre

Demain j’étais enfant qui cueillait des tomates

Le printemps serait comme le joug des bœufs

Et la charrette chantera sous leurs efforts

Le foin qui sentait bon, les musiques

Tout n’était que moissons de morts et de pleurs

Finalement je suis un être désopilant

Né dans le cadavre d’un bonheur cru

Au fond d’une aube en forme d’encensoir

Sous la volupté.

Aujourd’hui mon corps traite mon esprit de lâcheté

Gai comme un cloud, une scale, un scud ?

Né contre une terre qui implose

Plus dure que le sel de l’amertume

Au bout d’un quai aussi loin qu’immortel

Demain le printemps des enfants

Iconoclastes lecteurs de soupes manipulées

Le foin qui sentait bon, tes postillons, mes charres,

Au fond d’un jardin : enfants disparus loin des chacals

Et tant mieux pour eux.

12 10 2001

AK

Voisins visions (sans télévision)

Qui peut prédire qu’un jour le voisin d’en face assassinera sa femme juste parce qu’elle est petite (1m60) et rentre dans la poubelle verte, que l’assassin ne supporte plus son prénom (Josiane), ses reproches constants, alors que lui (Albert) a de grandes ambitions, mesure un mètre quatre vingt cinq, s’est fait lipossucer les chevilles car avec le temps il finissait (disait sa femme) par comprendre que la présidence du club de foot locale était désormais un défi inaccessible pour lui et ses acolytes. Peut être aussi prenait-il un malin plaisir à se déjouer de ces reproches en chaussant ses crampons et en allant taper dans un ballon rond et souvent rouge, comme ses copains qui vivaient, à quelques exceptions près, les mêmes formulations de l’amour en couple et que le terrain de sport unissait dans la grivoiserie et cette liberté momentanée quand, tapant dans le ballon, ils fantasmaient entre deux poteaux, de retour au comptoir du bar du Sport. La vie n’a pas de but, mais au fond des filets ils avaient cette impression d’en atteindre un, sans en attendre d’autre, sinon vider leur verve.

Rosa, ma compagne, observait tous ces manèges depuis des mois. Albert et son taille-haie au printemps, la tronçonneuse en automne, et le tas de bois dans la cour qui diminuait sans fumée au sommet du conduit de cheminée en devenait avec le temps une énigme « résidentielle ». Certes Josiane grimpait sur les branches épaisses des grands arbres, légère (50 kg) et agile, pendant qu’Albert faisait rugir la tronçonneuse. Dans le quartier, ce couple avait acquis le label « couple parfait », label qui en fait jugeait par l’ignorance de tous l’aveuglement du paraître. Il en va ainsi dans les bourgades, où tout le monde surveille tout le monde et finalement s’en moque éperdument, l’essentiel résidant dans les progrès et les matches de l’équipe qui, applaudissons-les, va peut-être passer au niveau régional.

Rosa m’invite soudain à la fenêtre et tire délicatement le rideau léger en dentelle de Bruges qui nous sépare des passants un peu trop curieux.

« Regarde ! Albert a pris son coupe-haie pour tailler les troènes et Josiane s’est cachée dans la haie ! Tu vas voir qu’il va l’étêter la petite ! »

« – il veut rester seul sur le trône, c’est vraiment le roi des saligauds ! »

« Ou c’est pour toucher la prime d’abattage ? Par les temps qui courent chacun cherche à s’en sortir comme il peut »,  dit justement Rosa.

« Chéri, vas vite me chercher le smartphone sur le buffet, on va filmer la scène ! On va faire du buzz sur les réseaux sociaux, vite, cours ! »

« Je ne sais pas où tu l’as rangé, ma poulette, je ne le trouve nulle part, même pas dans la salle de bain, pour une fois que tu ne l’as pas scotché dans le pommeau de la douche…

« Bon, pas grave, je vais les filmer avec mes yeux et l’Intelligence Artificielle révélera toute la scène de crime, avec une série en six épisodes sur les télés du monde entier ! »

Pendant ce temps Albert tond la haie et Josiane ramasse les branches dans la cour. La pauvrine est sortie du bois, songe Rosa. Mais le taille-haie tombe en panne et Albert prend la tronçonneuse pour terminer le travail. Bon sang, dans la poubelle verte émergent encore deux bras, c’est terrible et jouissif, qui ne sont pas ceux de Josiane. Au bout du bras gauche pend un bracelet, entre les doigts de l’autre main deux bijoux qui scintillent.

« Merde, j’ai tué ma mère ! »pense soudain Albert ; moi qui me suis résolu à vivre l’abnégation envers elle, c’est un meurtre œdipien, tuer la mère, c’est comme tronçonner un arbre généalogique. »

Je me tourne vers Rosa : « je crois que tu exagères, là. Regarde bien, en fait ce sont deux vieilles branches qui sortent du conteneur, et pas des bras. Je crois que tu deviens folle, poulette ! »

Elle éclate soudain d’un grand rire : « et tu m’as cru, chéri ? Sache simplement qu’il est bon de s’inventer des histoires, quand on s’ennuie ferme dans notre petit patelin ! »

Je prends Rosa dans mes bras et l’embrasse.

« Viens, allons nous coucher, il commence à pleuvoir. »

10 11 2023

AK

photo (illustration) prise à Bourisp, festival international du reportage

Abnégation.

En fait, tout le monde s’en fout. C’est, dans le jargon des géographes, le point culminant de l’Abandon (plus haut que La Rinconada du Pérou). Une fois au sommet, la meilleure solution est de sauter dans le vide. Le dernier exploit de la vieillesse. Le sens inouï de la liberté quand on est vieux. Ce qui est amusant ce sont ceux qui ont le vertige, ou simplement peur de sauter. Alors toute la famille pousse dans son dos, casse ses cannes, chante des mélodies, des thrènes à faire pousser les ailes des angelots entre une ou deux partitions entre la clef de fa et celle de sol. Mais en fait tout le monde s’en fout. La mort est un fruit dont on a perdu le goût après qu’on ait croqué la chair et le jus de la vie .

Si tu me l’avais dit plus tôt, disait Adam à Eve, le serpent nous l’aurions capturé et ensuite cuisiné. Pygmalion était-il né, ma chère , pour allumer le brasero? Car comme je te le répète nous n’avons plus d’électricité et manger un serpent cru c’est comme avaler une couleuvre, me faire opérer de l’appendicite, ou purger un ver solitaire de mes entrailles. Bon, pour le ver solitaire, je te dirai qu’il est assez solidaire : l’un ou son cousin prospecte tes tuyaux et un autre encore ton cerveau. Mais tout le monde s’en fout, c’est normal. Comme un ronfleur ignore si les mouches migrent comme les passereaux, ce qui entraîne la persistance des araignées à plafonner sur le Moyen Orient.

De toute manière, tout le monde s’en fout, et moi le premier, que la mort rendra invisible. La peine et la terreur appartiennent aux survivants. Gamin l’herbe humide de l’aube lavait mes pieds nus. Des herbes qui sentaient la menthe sauvage, le parfum du jardin. On évitait les rosiers et les haies piquantes des pyracanthas, car nous connaissions les dangers de nos pas dans les travées, les ronces les rosiers, la belle-mère qui disait « ne marchez pas sur le gazon, ne marchez pas dans les plate-bandes ». Mais tout le monde s’en fout. Il n’y a plus de jardin, les maisons sont tombées dans les plate-bandes et les vieux n’ont dans le regard que le feu de Pygmalion et les larmes d’Orphée.

Le jour ne se lève pas. Les dictateurs s’en foutent. Le maître des Horloges est trop vieux, il laisse filer le temps à sa guise. Il faudra un peu de lumière pour ravir la part d’ombre qui investit nos regards nyctalopes désormais myopes. Ce qui est trop près peu à peu s’éloignera, chacun a signé une feuille de route automnale. De toute manière, tout le monde s’en fout, partout il y a la guerre. C’est, dans le jargon des géographes, le point culminant de l’Abandon (plus haut que La Rinconada du Pérou). Gastibelza l’homme à la carabine, le chantait aussi :

Quelqu’un de vous a-t-il connu Sabine
Ma señora
Sa mère était la vieille maugrabine
D’Antequera
Qui chaque nuit criait dans la tour Magne
Comme un hibou
Le vent qui vient à travers la montagne
Me rendra fou .

Quoi qu’il en soit, le vent nous portera.

27 10 2023

AK

À quoi bon les parapluies ?

Parfois la vie vous abandonne

Alors vous la laissez par terre

Entre le vent et les silences

Entre la pluie qui rigole

Et le soleil qui s’éteint

Comme une chandelle la lumière

Quand dans la sous-pente

Un vieux poète ouvre son parapluie

Pour protéger ce qu’il écrit, mais

La pluie est aussi sympathique que l’encre

Ce sont deux frangines sans taches

Qui s’abandonnent à l’écriture

Quand l’écrivain ne laisse de trace

Que le vin qui tache ses lèvres

Dehors la rue est noire de monde

Tous sont aveugles les vitrines scintillent

Parfois la vie rachète les illusions, dit-on,

Mais il faut savoir une chose, simple,

C’est quand les sentiments plient

Sous la charge des émotions, que tes épaules

Charrient l’absence d’avenir , tu brâmes

Au fond d’un bois comme un cerf aux abois,

La vie n’attend qu’un coup de fusil

Entre la boue des chasseurs et le hallali.

27 10 23

AK

Conscription

conscription

Mon père disait souvent qu’avec mes douze ans il valait mieux que je garde les chèvres et quelques moutons car mon bâton avait plus d’importance que n’importe quels politiciens dont on voyait qu’ils n’étaient là que pour monter sur l’estrade pour soi-disant soutenir nos malheurs présents et à venir. Ils étaient tous habillés à la dernière mode de la capitale, ce que nous savions par l’expérience des grands-mères qui tissaient, raccommodaient et repassaient les chemises, les caleçons de la famille mais aussi les vêtements gris dépoussiérés à la brosse sèche sur le col de ces édiles qui par leur faux charisme, leur entregent subtil, embobinaient la petite foule du village, village que dans certains pays qui ressemblent au mien, on nomme le bled.

Quand la guerre est arrivée, la vraie, celle qui dépossède tant la vie des adultes que les jeux des enfants, j’ai vu mon père et ma mère pleurer. Même les ânes qu’utilisait mon père pour transporter les grains d’orge et de blé, mais aussi l’ancêtre du village qui devait prendre le bus en bas du chemin pour se rendre chaque mois à l’hôpital de la sous-préfecture, tous étaient en larmes. Personne ne savait pourquoi, tout d’un coup, la vie basculait dans le vide. Même le puits de la place entourée d’arbres centenaires était tari. Ne coulait qu’une eau sèche. Les arbres majestueux perdaient leurs feuilles en solidarité avec l’effroyable réalité qui s’abattait sur les habitants. Le troupeau avait grossi, j’avais grandi dans l’histoire de ces animaux badins dont je connaissais chaque prénom, à qui je parlais depuis des années de mes amours naissants, de mes rêveries immatures, quand adossé à un vieil arbre, je somnolais à l’abri du soleil.

Ce petit pays dont je parle se situe au pied des montagnes, et les cours d’eau depuis des millénaires y font galoper des rivières tendres, douces et parfois coléreuses. Les prairies et les champs cultivés s’y partagent en harmonie, que les hommes et les femmes exploitent laborieusement, de quoi nourrir leurs familles et faire grandir les enfants, dont tous vont à l’école, celle que les parents appellent l »école de la vie », ou « du futur ».

À l’aube nous avons entendu des pas, le bruit de machines que nous ne connaissions pas. Puis des hommes sont arrivés. Les grands-mères ont dit : des treillis, des guêtres, des chaussures luisantes, ma sœur, c’est l’armée, c’est la guerre qui vient frapper à nos portes, ferme la maison, cache les enfants, fait fuir les hommes de la maison, ils viennent pour la conscription.

Ils m’ont surpris dans la chèvrerie, alors que j’étais bien emmitouflé dans une couverture de laine de mes moutons. Dans l’obscurité du lieu, ils ont pensé reconnaître un collègue, un jeune animal de la Légion. Mais très vite en ouvrant les battants de la bergerie, ils ont vérifié que j’étais un jeune adolescent de 14 ans, musclé, et donc apte au combat pour lutter contre un ennemi dont on me dirait en quelques mots qui il était, qui il est et qui il sera si rien ne devient une obligation de le combattre. En une semaine mes mains furent investies d’une arme lourde et de balles qui ne sentaient pas le foin. Mon bâton de berger resta dans la bergerie, ou la chévrerie, qu’importe, l’important c’est le fusil, mon gars, et j’appris à viser à viser le cœur, à dégommer ces oiseaux de malheur qui auraient certainement retrouvé leurs nids plus que les trous obscènes d »obus, mais voilà. L’ignorance des traîtres qui dirigent à protéger leur Nation me fit penser à ces amanites phalloïdes mortelles que quelques imbéciles cueillent et consomment en automne. En meurent, en intoxiquent d’autres, amis, familles, peuples tranquilles désormais affamés.

Cinq ans plus tard, j’avais eu de la chance, j’ai retrouvé mon bâton de berger. Il ne restait que la moitié du cheptel, mais chèvres et brebis se souvenaient de moi, quand je les appelais, et leur disais : alors, mes cabrettes, mes petites brebis, on redémarre le monde, aujourd’hui ? Et si l’on prenait deux ânons, pour refaire le monde et vous tenir compagnie, des poules et des oies pour nourrir le village, qu’en pensez-vous ?

Seuls les cochons de la Basse-Cour votèrent contre, comme on le sait bien. (George Orwell)

24 10 2023

AK

Tuer le temps et s’indéfinir

À force de vouloir tuer le temps

J’ai assassiné père et mère

Et quelques frères et sœurs

Mais je dois reconnaître

Que sur le chemin du retour

Je n’ai croisé nulle ombre

Et le vieux chêne de la place

Où je pensais me pendre

Venait la veille d’être scié

Alors j’ai suivi la petite route

Jusqu’au carrefour où une croix

M’offrirait une branche biblique

Mais elle était par terre

Une voiture l’avait défoncée

Alors je suis retourné chez moi

La maison brûlait mais la faîtière

Résistait encore aux flammes

Un corps calciné pendait

Un corps de femme, de sorcière,

La poutre lentement noircissait

Lorsque soudain j’entendis un appel

Mes parents m’appelaient

Tu perds ton temps, sale gosse,

Et ne compte pas sur nous

Pour que sur le chemin du retour

Tu retrouves la vie qui t’a quittée.

21 10 23

AK

Coup de fil (rediff)

Quand le téléphone a sonné, tout naturellement j’ai décroché. Oubliant dans l’instant que ce téléphone là ne sonnait jamais, ou presque. Une voix masculine m’a demandé d’appuyer sur la touche étoile, au motif que j’avais reçu un important appel. Comme dans ma longue vie le nombre d’appels importants que j’ai reçus est conséquent, mon cervelet a de suite envisagé le risque encouru si j’appuyais sur la fameuse touche : la fortune, le gros lot, le tirage au sort du ticket gagnant parmi des millions d’abonnés au téléphone, hommes femmes enfants lézards chèvres et moutons, exactement la même chose répétée aux heureux gagnants de la province Balpeau. Alors, j’ai appuyé sur la touche fatidique. God bless America.

A l’autre bout du fil, j’ai entendu ma voix.

Un truc étrange qui n’avait rien d’un soliloque. J’ai allumé une cigarette, ai jeté un oeil par la fenêtre et la conversation s’est engagée. Je me posais des questions à voix haute et recevais les réponses par le tube (mon téléphone a une forme de masque de plongée avec tuba et lunettes-écouteurs étanches). Ainsi l’autre zigoto prenait un malin plaisir à m’envoyer des vannes quant à mon passé, narguait mon avenir, se foutait carrément de moi, un peu comme je le faisais dans ma vie courante ; mais se l’entendre dire est une tout autre affaire. Même si cela reste dans un cadre tout à fait personnel. Du coup, j’ai pris la mouche et me suis mis à mon tour à le traiter de ringard de petit rigolo de tartignolet et de cornichon (ce qui est, faut-il le dire, une belle image pour désigner un téléphone).

Moi qui pensais bien me connaître découvris qu’entre autres travers j’avais le sens de la dénégation. Je parvins même à faire hocqueter de tristesse mon alter ego tant je l’assassinais de formules lapidaires. Comment peux-tu me dire ces choses-là, geignait-il, puis : si je t’avais en face je te ficherais une sacrée rouste ( et là, je me tordais d’un rire sardonique effrayant ). Bref la tension monta à un tel point que madame Dieu (qui s’occupait du standard paradisiaque ) dût intervenir. La ligne crachota, rendant l’échange inaudible.

J’avais connu madame Dieu suite à quelques accidents de voiture desquels j’étais sorti indemne. Une très jolie femme, un peu ronde mais dans le sens convenu des giratoires, donc plutôt à droite ( surtout pour ceux qui diabolisent la gauche ). Entre deux grésillements nous échangeâmes quelques nouvelles mon mari vieillit mal et la planète sent le roussi d’ailleurs je vais me faire une teinture, j’hésite entre roux auburn et noisette, tu comprends, ces cheveux blancs qui émergent de mon crâne finissent par me déprimer, et mon divin mari ferait bien de teindre sa barbe couleur fraise, comme on le voit dans les fêtes foraines, là, au moins, on rigole, et toi, petit homme, comment se passe ta vie ? Eh bien, voyez-vous (il faut garder une certaine distance avec les standardistes, fussent-elles divines) j’habite une petite ville de province avec vingt cinq pour cent de pauvres, un urbanisme à la va comme je te pousse et un festival à la con en plein mois d’août ; vous pourriez peut-être me faire gagner au loto, cette année, pour que je puisse fuir cette ville, non, je rigole, je sais que le budget du Paradis est sous scellés, et le montant des factures papales entièrement versées à la mafia terrestre, ah madame Dieu, les temps sont durs sur la Terre, heureusement les musulmans tirent la barbe du Prophète et les chinois se syndicalisent, bref l’espoir fait vivre, mais minablement.

Là-dessus, mon cornichon d’alter ego reprend la parole. T’as pas honte, à ton âge, de demander à une femme certes céleste et divinement modelée par la main facétieuse d’un Dieu désormais parkingsonien de te faire gagner au loto pour fuir ton petit pays et puis t’irais où, c’est partout pareil, tout est standardisé, pensée unique, money money, misère sidérale et luxe méprisant mais non qu’est-ce que tu racontes avec ce fric j’achèterais du sable, un peu de ciment et une bétonneuse solaire, j’irais chercher des galets dans le gave avec mes deux ânes et je construirais une maison remplie de fenêtres, de toutes les couleurs, comme Hundertwasser, avec des arbres sur le toit, des planchers en bois à peine rabotés et des fontaines qui traverseraient les pièces une maison dehors dedans mais à l’abri des hivers et des tempêtes je ferais ça pas comme toi qui me demande d’appuyer sur la touche étoile pour me corrompre l’esprit, pour me vendre je ne sais quelle cochonnerie sous prétexte que je suis l’heureux élu d’une quelconque manigance marchande. Bon, si tu le prends comme ça, d’accord : j’appelle de suite le directeur des ventes.

Soudain, une autre voix inonde ma trompe d’Eustache. Une voix roulante de tonnerre, assourdissante. Est-ce le directeur du festival à la con ? Non, c’est Dieu lui-même : je vous interdis de parler à ma Femme, Elle bosse, Elle, et vous feriez mieux de la boucler je suis peut-être vieux mais je pourrais encore vous mettre une bonne rouste (là, j’entends l’autre rire à côté du combiné, susurrer bien dit chef) et une dernière chose, petit monsieur, quand on a un téléphone qui ne sonne jamais ou presque on ne risque pas de décrocher les étoiles. Alors débrouillez-vous vous même pour faire contre mauvaise fortune bon coeur.

Amen

-par AK Pô

16 08 11

Le bonheur, enfin !

Le bonheur

Le jour s’est levé. À mon image, ignoble ; il n’a pas plus pris sa douche qu’il ne s’est brossé les dents. À mon image. Le ciel était bleu, teinté de brumes éparses. J’ai compris en le voyant que le jour était aussi cradingue que moi, qu’il procrastinait son destin de finir aux premières vapeurs de minuit, à danser au milieu d’étoiles dont il ignorait le nom, incapable de se souvenir de toutes ces starlettes effacées par la présence des lumineuses machines satellitaires qui masquent le cosmos. Quand le jour s’est levé, je suis resté couché. Lui avait la gueule de bois, moi l’obligation de prendre une douche et de me laver les dents pour me rendre à ce rendez-vous d’embauche qui avait hanté mes rêves les plus intimes, ceux qui parcouraient mes doigts, mes pieds, mon corps entier : avoir la paix, rester dans mon lit douillet, caresser la couette tiède que mon corps tempérait.

Mais ce jour-là, mon père me réveilla à l’aube. Il tambourina à la porte de ma chambre en hurlant « fainéant, sais-tu quelle heure il est ? Tu as rendez-vous à midi avec la directrice de l’usine qui réalise les algorithmes qui fabriquent les lignes de la main pour en faire des robots, et toi, tu roupilles ! Le monde a besoin de cobayes, sais-tu, et en plus c’est bien payé ! »

J’ai retourné la couette jusqu’au niveau de mes narines, au-delà je risque l’ asphyxie, à cause de mes flatulences nocturnes (dont bien des mouches ont subi les ravages). Mais le père était toujours là, ou du moins son image éclairante. Alors que le jour avait déjà mis ses baskets (ou Converses) pour galopiner dans les vertes prairies qui lavent les pieds des feignassons grâce à la rosée matinale, j’ai vu que mes mains ne possédaient pas d’empreintes digitales, mais en regardant l’image du père tout un tas de rides s’étaient ancrées génétiquement sur mon visage.

D’un côté mes lignes de vie avaient disparues pour renaître sur mon visage, comme une catapulte tentant de terrasser le château où est enfermée la Belle du bois dormant (une autre feignasse), cette étoile qui n’a pas de nom, ni de mémoire, ni de vrai travail, une femme qui possède des doigts d’ouvrière , mange de l’ail et que les nombreux enfants du quartier appellent maman.

Le jour s’est levé. Le père et la mère sont morts. Alors, le père ne m’obligera plus à me lever ni la mère à prendre une douche et à me laver les dents. De toute manière, avec l’Intelligence Artificielle qui me volera le job, je préfère rester au lit avec mes pétarades. Le boulot n’usera pas mes mains et la ligne de mes vies restera où elle est bénèze : dans mon lit.

16 10 2023

AK