Sad song

Parfois l’idée me vient de partir sans laisser d’adresse, d’enfants ou de quoi que ce soit qui puisse me relier à ma vie actuelle. Mais ma vie a toujours été portée par mes maladresses, et en quittant ce lieu, ce matin, je n’ai pas su si je devais prendre la rue à gauche ou à droite. J’étais planté là, sur le trottoir, et quand le bus est passé, j’ai compris que j’avais perdu tout espoir de renaître dans une nouvelle vie. Je devais me contenter de ce foyer qui m’accueillait malgré mes intentions intimes.

Je me suis installé dans un fauteuil du jardin et ai regardé les feuilles des arbres centenaires tomber, et les collégiens qui passaient et aussi le temps, celui qui s’immobilise dans la pensée des hommes, ceux que l’audace a quitté et qui fument avant d’allumer le premier feu de l’automne dans le poêle à bois.

Cette nuit, je ne dormirai pas, je regardai les flammes devenir braises et les braises devenir cendres. Ainsi du monde j’aurai traversé tous les dangers, tous les plaisirs incandescents, de ceux qui brûlent à ceux qui partent en fumée. Et puis, enfin j’oublierai ma vie, cette carte postale qui jaunit au fond d’un album, d’un livre, de jambes offertes à la jeunesse, qui sait ?

Mais ce dont je suis sûr, c’est qu’un grand rire m’emportera, qu’il sera mon ultime récompense : mourir de rire au milieu de gens qui pleurent sous un soleil de plombs et de petits soldats qui mourront au combat, à ma place. Je sais qu’un loup dans l’ombre m’attend en souriant, son regard est perçant et connaît l’adresse de mes maladresses, sait que le chemin mille fois parcouru mène au lieu qui m’espère. Ses yeux luisent sous l’éclat des missiles ; les imbéciles battent des cils et prient pour que la paix arrive, ignorant qu’elle clopine et vient à pied traiter avec les bourreaux des contrats de demain sortis des tiroirs d’hier.

Qu’importe où la vie m’emporte, le bus est passé, le fauteuil du jardin, les feuilles d’automne et ces brûlures dans le bûcher du poêle n’ont plus d’impact sur ma peau carbonisée. Je vois à peine passer les collégiens, qui rient et tapotent leurs téléphones, qui ne se doutent de rien, et aucunement d’eux-mêmes, car rien ne les attend : ni carte postale qui jaunira au fond d’un album, d’un livre, ni jambes offertes à la paresse amoureuse, mourir de rire, tant qu’il est encore temps, peut-être.

16 10 2023

AK

Un détournement comme je les aime, Arthur !

(sur est-ce que tu aimes, Arthur H et M)

Est-ce que tu aimes quand chez Inter

Tu vas faire ton marché
Voir les caissières lorgner de près tes produits frais l?
Oui, j’aime

Est-ce que tu aimes dans les supermarchés
Quand les patrons transforment la jeune stagiaire en sublime lampiste?
Oui, j’aime
Bon, alors

Nous irons vivre ivres dans un libre service
Et nos larmes seront l’argent et le crédit
Mon ami, n’aie pas peur, je saurai te détendre
Et d’un coup de botte de radis faire sonner l’ alarme
La larme et la connerie
Les larmes des bandits aussi oh oui,

Est-ce que tu aimes dans les galeries marchandes
Quand le vigile survient, pour tirer sur un loup?
Oui, j’aime
Est-ce que tu aimes dans les boutiques
Quand le client revient et descend calmement toutes les caissières?
Oui, j’aime
Bon alors

Nous irons vivre ivres dans un libre service
Et nos amies seront la smicarde et la licence V
Mon ami, n’aie pas peur, je saurai faire payer
D’un bon coup de vin blanc leur comptoir de bistrot
Les sornettes du zinc
Les sornettes du zinc

Yeah
Whou-hou

Est-ce que tu aimes dans les commissariats
Quand l’infirmier surgit sous la lune et ponctionne ton sang noir?
Oui, j’aime bien, j’aime, j’aime
Est-ce que tu aimes dans les casernes
Quand, au bordel une jeune chanteuse moqueuse
Rend fous de désir, fous de désir, tous les permissionnaires?
Comme ça, ouais
Oui, j’aime
Ho hou-ho, j’aime, j’aime, okay, bon
Alors

La-la-la-la, la la
La-la, la-la, la
La-la, la-la
La-la, la la

Mon ami, n’aie pas peur, je saurai te détendre
Et d’un bon coup de botte sonner les cloches du curé
Sonner le glas, le dernier coup
Sommé te dire que ça suffit

Est-ce que tu aimes France ou préfères-tu Inter?
Oui, j’aime

(Les deux)

Paroles originales :

Paroles

Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand les Indiens kidnappent la nouvelle femme du shérif?
Oui, j’aime

Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand les Indiens transforment la jeune blanche en une sublime squaw?
Oui, j’aime
Bon, alors

Nous irons vivre libre dans un pays sauvage
Et nos armes seront l’amour et le courage
Mon ami, n’aie pas peur, je saurai te défendre
Et d’un bon coup de botte sonner les serpents à sonnette
Les serpents à sonnette
Les serpents à sonnette

Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand le héros s’en va, seul comme un chien?
Oui, j’aime
Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand le héros revient et descend calmement tous ces vieux ennemis?
Oui, j’aime
Bon alors

Nous irons vivre libre dans un pays sauvage
Et nos armes seront l’amour et le courage
Mon ami, n’aie pas peur, je saurai te défendre
Et d’un bon coup de botte sonner les serpents à sonnette
Les serpents à sonnette
Les serpents à sonnette

Yeah
Whou-hou

Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand le héros seul, sous la lune dompte un pur-sang noir?
Oui, j’aime bien, j’aime, j’aime
Est-ce que tu aimes dans les westerns
Quand, au bordel une jeune chanteuse moqueuse
Rend fous de désir, fous de désir, tous les cow-boys?
Comme ça, ouais
Oui, j’aime
Ho hou-ho, j’aime, j’aime, okay, bon
Alors

La-la-la-la, la la
La-la, la-la, la
La-la, la-la
La-la, la la

Mon ami, n’aie pas peur, je saurai te défendre
Et d’un bon coup de botte sonner les serpents à sonnette
Sonner les serpents à sonnette
Sonner les serpents à sonnette

Est-ce que tu aimes dans les westerns?
Oui, j’aime

Les bijoux de famille (rediff)

Ce matin, j’ai acheté chez le boucher huit mètres trente deux centimètres de tripes, d’intestin grêle et de gros colon, en souvenir de ma mère dont c’était l’anniversaire. L’artisan avait tout nettoyé, et s’il a trouvé les bijoux qu’elle avait avalés, tant mieux pour lui, ce n’était que du toc. Pas de voyage à Anvers, donc, où il pensait finir sa vie dans une famille aisée dont il ignorait le nom, avant même que cette histoire ne débutât. Je me présente : John Martin Sholler, né voici une soixantaine d’années dans une petite ville de province. Tout allait assez bien jusqu’à l’arrivée du virus, il y a deux ans. Je venais de toucher mon premier salaire de retraité et si j’emploie le mot salaire, c’est que je l’avais gagné à bosser plus de quarante deux ans pour une société qui se réduisait à un bal masqué de gourgandins et de salonardes qui m’avaient exploité alors que je sortais à peine de l’adolescence. J’ai fait plein de métiers, toujours pour les mêmes et ma récompense à présent me disais-je serait d’enfin faire la fête, de sauter sur mes cannes anglaises et de botter le cul des capitalistes, bien qu’il n’en passât jamais un seul dans mon quartier.

Mais voilà que se pointe l’autre enfoiré de virus, l’inconnu nanométrique qui vient encombrer une existence que je pensais enfin peinarde. Dans les mois qui ont suivi son intrusion, je me suis peu à peu senti misérable, à l’image d’une masure que les publicités nomment passoires thermiques, ou passoires énergétiques. J’en ressens les mêmes symptômes : j’ai froid quand il fait froid et chaud quand il fait chaud. Cette phrase est superbe, j’ai dû la concevoir quand j’étais planqué sous la couette avec Juju, ma petite gonzesse qui a connue les salons et les bals de gourgandins affiliés aux gens de biens, pas des généreux non, des gens pleins de pognon qu’ils ont gagné par héritages successifs de leurs parents, et qui balaient des pieds les parquets cirés de la notoriété mondaine. De vrais ploucs, mais cultivés à la truffe généalogique, celle qui pousse au pied des chênes où l’on suspend en riant quelques brigands sans en avoir retiré la chaîne pour qu’ils pèsent plus sur l’opinion des paysans, ces couards sans pèze qui ne manipulent la fourche que pour remuer le vrai fumier, celui des étables.

Juju et moi nous couchons tard, cela nous donne l’impression de vivre plus longtemps que la plupart des esclaves qui bossent et rentrent chez eux éreintés en klaxonnant sous nos fenêtres pour nous faire râler. Les vieux sont des pestiférés, et leur logis une passoire thermique mais eux, au moins, mangent des pâtes tous les jours, quand les esclaves se contentent de riz qu’ils passent au chinois pour n’en pas perdre un grain. Je le sais, j’ai un ami chinois qui me l’a dit. Peut-être n’ai-je pas tout compris, notamment quand il a orienté la conversation sur les routes de la soie. Juju et moi en étions restés aux bals masqués et aux costumes si doux à porter de la Haute Société (j’adore mettre des majuscules pour situer la hauteur des pendus qui se balancent dans les jardins de la Noblesse du Pouvoir). Finalement, j’ai botté le cul de mon ami chinois et nous sommes, ma petite bonne femme et moi, bien marris de ne pouvoir agrémenter notre logis de tous les outils nécessaires à calfeutrer notre existence dans notre espace réduit : déshumidificateur, chauffage, vêtements chauds en pseudo ours polaires réduits en poudre de verre, lectures sournoises des modes de montage de la moindre étagère, bref, nous devenons jour après jour, des passoires énergétiques tocs qui ne savent plus différencier l’hiver de l’été, les doigts de pieds gelés gagnés par l’onglet du boucher ou l’onglée du frimas, malgré les chaussettes russes trouées poutiniennes, ce vénérable tsar du goulag de Navalny, introuvables dans ce petit pays malgré l’existence du cirque de Gavarnie, où sans pass-sanitaire des milliers d’acrobates évoluent en surfant sur des pistes enneigées, glacées comme des esquimaux .

C’est d’ailleurs ce que m’a rappelé le boucher ce matin. Elle avait des tripes, votre mère, monsieur John Martin, savez-vous ? Sur la fin de sa vie elle m’a signé un papier m’autorisant à vider tous ses boyaux, à ne conserver que le meilleur d’elle-même et de donner aux gourgandins et aux salonardes ce que contenait ses intestins. Mais je dois vous avouer un secret. Ce n’est pas là où vous pensez qu’elle cachait son magot. Vous m’avez dit que c’était tant mieux pour moi, si je le découvrais tout en découpant une douzaine de côtelettes ou un gigot. Est-ce exact, John Martin ? Je ne pus qu’obtempérer. Eh bien, la vérité la voici : votre mère a tout investi dans un appartement d’Anvers, dans le quartier des diamantaires. Pendant vingt ans elle avait dissimulé son acte de propriété dans son entremichon. Le manuscrit original, la minute notariale comme on l’appelle, m’a pris beaucoup de temps car j’ai dû la faire expertiser par un bourgeois, à Calais. Mais alors, dis-je, à quoi bon avoir nettoyé les intestins de ma mère, puisque vous êtes devenu légataire de cet appartement en découpant son entremichon ? Eh bien, j’avais d’abord attaqué la tuyauterie, c’est une des règles du métier. Mais aussi, mon bon monsieur, pour payer les droits de succession. Rien n’est simple en ce bas monde, vous le savez comme moi. Tout part en eau de boudin si vous ne maîtrisez pas les us et coutumes des trancheurs de lard que sont les agents du fisc. Mais je vous connais, vous êtes un de mes meilleurs clients, alors si je vous révèle cette histoire, c’est pour vous faire une fleur, un genre de ristourne. Je vous rajoute les trente deux centimètres gratis, parce que c’est vous. Votre petite bonne femme va en être ravie. Avec des pommes et une bonne purée, ça passe tout seul. A propos, si vous désirez aller à Anvers avec votre copine, je vous donne l’adresse de son appartement. Il est loué actuellement à un vieillard du nom de Blaise Cendrars, qui était son amant, à qui j’avais coupé un bras par mégarde dans une tranchée de viande bovine, mon couteau avait alors ripé et zou, le pépère s’est retrouvé un bras en moins. Il n’y a que les couteaux suisses qui soient fiables, monsieur John Martin, tous les livres de coutellerie vous le diront.

Bon, je dis huit mètres à un euro soixante le mètre. Ça nous fera donc un total de 12,80 euros. Vous réglez par carte ou en liquide ?

12 01 2022

AK

Frissons

Frissons

Le mineur a mis le feu aux poudres

Simple coup de foudre

Il passe dehors tant de gens pressés

Mon amour même en fermant les yeux

On les voit passer, le citron pressé

Dehors il passe tant de gens

Si peu d’amour et tant de mélancolies

Qu’il pleut.

Il pleut.

Il pleut dans la mansarde

Simple coup de foudre

Il passe tant de gens dehors

J’ai envie de mordre ton corps

Si ratichon et lécher tes nichons

Si gratouillons

Il pleut dans la mansarde

Et la fenêtre n’est pas étanche

Dis, si nous y pressions un citron ?

Mon amour même en baissant les stores

On voit défiler l’Histoire

Il passe dehors tant de désillusions

À tort ou à raison

Simple coup de foudre

Même en baissant les persiennes

J’entends battre ton cœur

Il pleut

Il pleut des vies entières

Et si peu de vrais camemberts

Ainsi passent les gens

Si dehors qu’au fond leur teint blafard

Ressemble à leurs coucheries

Si peu d’amour et tant de mélancolies

Qu’il pleut. Il pleut sur la côte de bœuf,

Sur le gratin dauphinois, sur nos doigts

J’ai faim,

Mon amour j’ai faim de tes amours

Je vais mettre le feu aux poudres,

Simple coup de foudre

Sur tes joues rubicondes.

Ensuite l’aube viendra

Et je pourrai enfin mêler mes larmes

À la pluie.

7 10 1988 (Biz)

légèrement modifié le 04 10 2023

AK

(sur le cahier renvoyé par P.L. à mon adresse actuelle. Plus de 35 ans plus tard. Qu’il en soit sincèrement remercié)

Le peigne de madame G. (rediff)

(Photo prise à Bourisp, festival international du reportage 2002)

Le peigne de Madame G.

Au début était la girafe.Née du nom arabe signifiant charmante. Les mécanismes complexes qui géraient son art de vivre l’ennuyaient. En effet, comment imaginer la circulation sanguine d’un animal buvant dans une mare lorsqu’il relève la tête pour deviner qui le siffle dans la savane, quand l’on sait que quatre mètres séparent le coeur du cerveau, en longitude, ce qui laisse toute latitude au malappris de railler la girafe sans être reconnu, donc en toute impunité. La girafe a un petit carafon en guise de tête, avec deux cornes, comme le porón espagnol, pratique pour étancher la soif mais fragile s’il tombe au sol sous le soleil andalou dont la dureté est connue du taureau et de l’amateur de Jerez, entre autres ( mais Perrette l’ignorait, et son pot au lait aussi). Un système unique d’écluses et de pompes permet à la girafe de faire circuler son sang, comme des acéquias et autres systèmes d’irrigation inventés par les arabes. Bref, la girafe a la tête dans les nuages et les pieds dans les racines de sassafras, quand elle habite en Californie, dans celles du manguier quand elle habite Hong Kong et sur la moquette de la chambre d’enfant quand elle vit à Sofia. Elle peut être grande ou petite voire moyenne. Une grande girafe peut également avoir deux bras et deux jambes, ce que ne possèdent ni la petite, ni la moyenne. On confond souvent, à ce propos, la petite girafe avec le girafon, mais leur train de vie étant identique, il n’est pas nécessaire de les distinguer, ils le font très bien d’eux-mêmes.

La girafe étant ce qu’elle est, reste à observer ce qu’elle fait. Des bushmen du nord de Kigali chassant le bonobo ont découvert par hasard des reliquats de nourriture que les girafes, après avoir festoyé de branches d’acacias, laissaient durcir dans la poussière , au gré des vents savanesques. Leur forme les intrigua, car bien que d’essences parfois différentes, l’uniformité était leur lot et seules les dimensions variaient, selon la taille du mâchonneur. Le chef des bushmen s’appelait Comb. Son grand-père avait navigué avec Christophe Colomb sur la Santa Maria et en souvenir de ses lointains voyages, il appela ses enfants Comb (à cette époque être un petit Comb était le summum de la fierté pour un rwandais des hauts plateaux). Amassant une centaine de ces objets, Comb les analysa. Dans son compte rendu qu’il adressa à l’Académie des Sciences (en décembre 1692), il nota:  » Après avoir longuement comparé ces objets, nous avons cherché à comprendre pourquoi tous étaient constitués de la même manière, à savoir: une branche droite assez rigide, solide bien qu’effilée, et dessous, soudées à la branche, une vingtaine de radicelles tout aussi roides et parallèles les uns par rapport aux autres. Nous avons persévéré et découvert que les grandes girafes, notamment, avaient les dents écartées quand elles souriaient, mais surtout qu’elles souriaient quand on passait l’instrument le long de leur cou dans le sens des poils. Nous en avons conclu que les girafes avaient inventé le peigne, par pur plaisir. » Puis Comb prit goût à ses recherches, n’avança pas son travail et tomba dans l’oubli. L’Académie ne lui répondit jamais, sans doute pour le même motif.

Le peigne était né, il ne mourrait jamais.L’invention du ciseau, par ailleurs, est une autre histoire qui sera traitée ultérieurement, car elle coïncide avec la découverte du gymnaste, donc de l’Antiquité grecque, et est présentement hors sujet. A vrai dire, on se demande quel est le sujet. Bon, eh bien, le sujet est:

LA CAPILLICULTURE: SES SALONS, SON ART, SES MISES EN PLIS (enquête de John Graham, gratte-papier pouilleux à la Dépêche )

Préambule: cette enquête, comportant seulement deux phrases, mais beaucoup trop longues, a dû être remastérisée par un système de cut-up inspiré de W. Burroughs et de TF1 pour la partie visuelle. Souhaitons que le lecteur en sorte indemne.

Un commentaire entendu à la radio: « quand l’économie se porte bien, les gens vont plus souvent chez le coiffeur ». Une théorie sociétale qui s’inscrit pour de vrai dans les forums au coeur desquels nous débattons pour ne point rompre avec le souvenir du cou de la girafe, du coût de la vie, et du coup de ciseau qui nous attend par-là, un jour ou l’autre. Si l’Art de la coiffure remonte à Alexandre ( de Paris), sa pratique s’est fortement répandue dans le no man’s land provincial. Ainsi, à la louche, une cent cinquantaine de ses thuriféraires s’égaillent dans l’agglomération pautoise, de la structure franchisée à l’échoppe de barbier surannée. On trouve toujours dans une ville un salon de coiffure qui convient à son état d’esprit du moment. Il suffit de passer devant, de regarder l’enseigne, et d’entrer si l’évocation publicitaire vous attire. Mais à raison d’un salon par trimestre (sondage INSEE paru en 1792 dans la revue « le coupe-chou », hommes uniquement) une vie de salarié y suffirait à peine (en incluant les congés maladie). Il faut donc faire un choix. C’est difficile, mais délicieux. Si la quête d’un salon de coiffure relève parfois du mysticisme, chez les adeptes du film culte le mari de la coiffeuse notamment,le hasard doit guider l’objectif; c’est une règle monacale pour le quadragénaire à tonsure naissante, une obligation péremptoire pour l’apprenti qui tente chez lui une coupe avec son outillage de supermarché vendu en kit avec tondeuse à embouts divers et pour un euro de plus emporte les bigoudis pour sa frangine (qui a des dreadlocks depuis qu’elle est pubère), c’est une couverture pour l’employé indélicat qui y blanchit sa perruque de la semaine avec de la poudre de merlan frit, un refuge pour les chauves les jours de grand vent (pour les femmes, il en va tout différemment, bien entendu). Citons quelques lieux crédibles pour étayer ces dires. Les grecs malicieux: Homs et Gars, Epsilon, les anglophones: Caract’hair, New Hair, Feeling coiffure, Hair modling, Imagin’hair,Styl brush, Jackylook, les anglo-argotiques: Alt hair Nat Tif, Tchip, Diminutif, Lyli Tif, les javanais: Coupé Décalé, La Coupe, Le Salon,le VIIIe Art,2 en 1, Ligne B., les comme dans le film culte: Daniela, Sylvie, Maïté, Michèle, Denise, Ilona, Patricia, les Jean Rochefort: Hervé, Franck, Stephan, Alex, Pascal, les inattendus: O’zom, Addict,Le Tiffeur Sympa,Tendances, Face à face, Bellevue (dégagée sur la nuque)… Cette diversité n’engendre pas la mélancolie mais ne génère pas toujours la fortune de ces praticiens émérites du ciseau. Et leur avenir reste tendu sur le fil du rasoir qu’ils (elles) font danser autour de nos oreilles (que l’on découvre splendides soudain -de toute façon, c’est trop tard-).

Mais ce qu’il y a de plus fabuleux dans les salons de coiffure, c’est l’ambiance, l’atmosphère particulière, la symbiose humaine. Le cheveu est ici le lien social.Toutes les couleurs s’y shampouinent sans démêlés scabreux, la parole est donnée, partagée, les rires glissent sous les ciseaux sculpteurs, les mauvaises nouvelles se ramassent à la balayette, les mamies racontent leur vie, les jeunettes leur soirée, la patronne surveille le timing de la permanente, on alchimise les colorants dans un bol, noisette ou auburn Madame Ginou-Ginette c’est pas la même chose, vous allez me dire après, tenez, prenez ce magazine, en attendant je finis Monsieur. Alors, Monsieur, ne trouvez-vous pas que votre voisine ressemble à Elisabeth Taylor dans Cléopâtre? Tout-à-fait, et moi, ne trouvez-vous pas que je ressemble à Yul Brynner, dans les dix commandements?

C’est toujours à cet instant, alors que le séchoir ventile votre crâne savanisé, qu’une grande girafe, tout sourire, entre dans le salon. Elle est charmante. L’homme, égaré et sabbatique sous sa coupe orientale, se rêve disant à la beauté: – » si on se faisait un petit ciné, ce soir, ça vous dit? » Et la réponse, toujours la même:- » Si vous vous coiffez d’un haut-de-forme, j’accepte ». Pour clore, ajoutons simplement à l’intention des chauves timides que les chats sont acceptés dans certains salons de coiffure et que l’on peut leur tailler les moustaches en pointe sur simple demande; tous les moyens sont bons pour pénétrer ce cénacle, d’autant que peu de barbus le fréquentent. Un dernier conseil cependant: si votre tempérament aventureux vous fait pousser la porte instinctivement, c’est-à-dire sans avoir pris rendez-vous,munissez-vous de vos lunettes: les magazines people qui vous tiendront compagnie risquent d’avoir de graves conséquences sur votre vision du monde.

AK

Yerkov

Il dormait près de moi et quand dans son sommeil la peur le taraudait il se retournait et m’enveloppait de ses bras. Il était de ceux qui meurent sur les champs de bataille car ignorants de ce que la vie inflige aux innocents. Il s’appelait Yerkov, comme en occident on s’appelle Durand. Comme nous ne parlions pas la même langue, je lui dis que je m’appelais Smith . Ainsi sa bouche en me nommant esquissait sur ses lèvres un sourire.

Yerkov venait d’un de ces profonds pays où le bétail en hiver tient chaud aux éleveurs. Les prairies que balaient les vents glacials rapprochent les animaux des hommes et tous luttent contre les frimas en se regroupant dans des yourtes que seuls les touristes fréquentent à la belle mais courte saison. Quand son visage se tourne vers le mien, ses yeux bridés et son teint évanescent de cavalier des steppes trahit cet a-priori stupide entre mongol et mongolien. Il me sourit prononce un Smith qui coule sur ses lèvres comme un verre de whisky écossais. Il va mourir cette nuit, je le sens. Autour de nous le néant. Le néant, celui qui ne s’apprend pas en cours de philosophie, ni dans le discours de toutes les méthodes que l’on enseigne. Le néant est à côté de moi un être de chair et d’os qui va mourir ce soir, ou cette nuit. Ses blessures et sa douleur sont les fruits de la guerre.

Ainsi, les deux éclats d’obus qui éclaboussent mon visage au niveau des lèvres ne ressemblent en rien à l’homme qui riait de Victor Hugo, sauf l’aspect tragique et vulnérable de la chair à canon qui nous a menés, Yerkov et moi, dans ces tranchées plus profondes qu’un tombeau.

Un intense brouillard se glisse dans la nuit, la sueur des hommes et le bruit des canons, le chant liturgique des curés psalmodiant que tous les hommes sont frères, qu’en penses-tu, Yerkov, est-ce de nous que parlent ces planqués ? Bien sûr, il ne comprend pas ce que je lui dis, la tour de Babel s’est effondrée il y a belle lurette mais l’IA va renouer le dialogue entre les peuples par des mascarades d’intonations, de mouvements de lèvres, de paroles perverties. Un monde unique, géniteur mais n’ayant rien d’humain, un concept étonnant qui absentera l’homme de toute velléité à laisser son empreinte sur une planète dont il a tout emprunté et est incapable de rembourser la moindre poussière, le moindre caillou qu’à présent il suce pour retrouver le chemin de sa vie passée.

Yerkov râle. Son flanc gauche ne saigne plus mais une nuée de mouches suce son thorax. Je lui tends ma gourde, il la refuse. Je comprends dans son geste qu’il me dit « garde l’eau, la guerre n’est pas finie, moi je vais mourir ici dans quelques heures. »

Hier encore nous étions lui et moi, ennemis. Pourquoi, pour quelles raisons d’état, autant l’un que l’autre l’ignorions. Yerkov a trop avancé dans la nuit et a tenté de déserter. Les balles de l’arrière ont eu sa peau et mes bras adverses l’ont recueilli ; Je ne sais de quelle province de Sibérie il vient, combien de chèvres de moutons et de camélidés composaient son cheptel, quels chevaux chevauchait-il dans les plaines, la toundra était-elle partie prenante de sa vie, les loups, les vastes espaces où jamais je n’irai, il me les racontait et je n’entendais qu’eux, sans percevoir les moindres intonations de ses râles.

Il est mort dans la nuit. Et moi, dans la tranchée, je guette d’autres « guerriers ».

24 09 2023

AK

Savonnette fatale (rediff)

Savonnette fatale

Il s’appelle Raymond. Le téléphone sonne. Pas de chance, il est dans la baignoire et son bras n’est juste pas assez long pour attraper le portable qui s’impatiente sur la tablette au-dessus du lavabo, juste en dessous du miroir qu’ en général on place là pour voir la gueule déconfite qu’on tire avant de se raser pour aller bosser. Mais ce coup de fil est extrêmement important pour Raymond. C’est même ce qui motive son bain, avec sa mousse parfumée et son gant de crin qu’il s’apprêtait à saisir quand l’engin a poussé ses notes synthétisées. Louise doit l’appeler pour le rendez-vous qu’ils se sont fixé ce soir au restaurant chic de la ville. Ils ne se connaissent pas encore, donc, pense Raymond, faut mettre tous les atouts de son côté, ne pas paraître négligé, rire avec componction, éviter d’avoir les ongles noirs et le teint pierreux, le col de chemise douteux et mal repassé de surcroît, et tant pis si la belle qu’il a en face ne répond qu’à la moitié de ses espoirs, c’est déjà si bon de dîner avec une femme, surtout quand cela fait trois ans qu’on est à la retraite et que pas un seul de vos anciens collègues n’est venu frapper à votre porte pour s’inviter à boire un coup, à parler boulot et raconter des anecdotes idiotes et hélas véridiques. Bref, ce coup de fil, c’est l’avenir, la chance de refaire sa vie, de réapprendre à marcher dans le monde palpitant des amoureux.

Il bondit hors de la baignoire, glisse sur la savonnette qui a glissé au même instant de sa main, se rompt les os sur le carrelage et décède d’un traumatisme crânien, appelé dans le monde médical bris de carcasse fulgurant à effet spontané. Maladie non prise en charge par la sécurité sociale, faut-il vous le rappeler, cher confrère.

Le portable cesse de sonner, la batterie est aussi morte que son propriétaire est décédé. Souhaitons qu’il n’arrive pas la même chose à la personne qui est à l’autre bout du fil, ce serait vraiment un mal contagieux, tant chez les humains que chez les portables. La savonnette se cache sous la colonne du lavabo, espérant échapper à l’enquête qui ne va pas manquer d’être menée pour analyser les causes de la mort, savoir quelles antériorités avait la victime, s’il y a eu menaces, vol, intimidation, quelles relations avec l’ex KGB, Al Qaida, la Foglia Spaciosa del Montenegro, quels rapports entretenait-il avec sa mère, son père, etc.

Trois jours plus tard, funérailles. C’est le premier novembre, il pleut des trombes sur les tombes. Comme c’est jour férié le cimetière est plein de gens, de pots de chrysanthèmes, de bouquets multicolores, qui donneraient à croire que Raymond avait la moitié de la ville comme amis, connaissances, bailleurs de fonds et créanciers. La cérémonie est rapide. On rebouche le trou avant que des enfants n’y tombent. Puis chacun rentre chez soi.

Personne bien entendu ne se soucie de Flip Flap, le poisson rouge qui tourne dans son bocal.

Comme un lecteur qui ne ferait pas attention aux détails, un enquêteur qui suivrait la piste d’une cinquième colonne de communiqués de presse.

Elle s’appelle Louise. Le téléphone sonne. Pas de chance, elle est dans son bain, et son bras est juste trop court pour décrocher la combinaison qui pend sur sa patère, car une femme digne de ce nom se vêt toujours dans le silence d’un habit éloquent, ou tout du moins évocateur de ses pulsions vocales, avant de répondre à celui dont elle attend le coup de fil, fût-il tranchant comme un raseur. Raymond doit l’appeler pour lui donner le lieu du rendez-vous où ils doivent se rencontrer pour la première fois. Raison pour laquelle Louise est plongée dans l’eau chaude et sensuelle de sa baignoire, écoutant distraitement les nanobulles éclater dans leurs glaciations banquisardes.

Comme Raymond, dans leurs courriels, lui a dit qu’il était né à Marseille, Louise laisse de côté, exceptionnellement, ses lotions adoucissantes, ses onguents qui raffermissent la peau des fesses et cicatrisent les seins de leurs amours anciennes, pour tester le gant de crin d’un cheval camarguais. Ses ongles entament leur flamenco au pied des murailles des Saintes Maries de la Mer, et quand l’infect portable retentit, elle bondit, glisse sur la savonnette qu’un petit marseillais facétieux a posé sur le tapis de bain, se rompt les os sur le carrelage et décède d’un traumatisme crânien, appelé dans le monde médical bris de carcasse fulgurant à effet spontané. Maladie dont la sécurité sociale ne rembourse pas le moindre pelot aux enfants de la balle, si le drame se déroule dans un cirque, sauf s’il s’agit d’un accident du travail survenu en pleine représentation, ainsi que vous le savez, cher confrère.

Comme Louise a environ quarante ans, et que c’est le premier novembre de l’année, les toréadors sont tous à l’agachon pour voir passer le convoi funéraire. Il y a plus de gens et de familles au cimetière ce jour-là que pour l’enterrement de Raymond. A croire que l’entreprise qui employait Louise avait un nombre de salariés équivalent à la population globale de la cité, sans compter les banlieusards qui se comptaient par hasard entre deux pots de fleurs colorées, et autant de parapluies dont certains de bonne qualité, il faut le remarquer, d’ autant qu’après les obsèques des hordes d’écolos récupèrent les baleines pour sauver les pébroques de l’engoncement climatique des temps qui courent. Comme on se protégeait des hallebardes au temps du Moyen-Âge.

Personne bien entendu ne se soucie de Flip Flap, le poisson rouge qui tourne dans son bocal.

Quand Raymond aperçoit Louise au paradis, tous les cimetières de la ville sont déserts. Les vivants sont retournés mourir chez eux, à petits feux, parfois follets, souvent sans fumées ( fumer coûte cher, mieux vaut enfumer le quartier avec des saucisses de grandes surfaces ). Comme ils ont quitté la petite planète bleue à quelques heures de différence, le hasard fait qu’ils se retrouvent côte à côte, en train de regarder saint Pierre clouter sur la face intérieure du paradis un petit panneau :  » défense de sortir ».

Et ça les fait rire, comme des gosses qui seraient tombés dans un trou funéraire, un premier novembre de l’année en cours, et qui courraient après l’année suivante pour tirebouchonner une histoire douce comme un Jurançon descendant deux gosiers mais bon, soyons sérieux, saint Pierre va nous obliger à clouter toutes les portes du paradis et toi, demanda alors Raymond, tu viens d’où ? Louise réfléchit quelques secondes.

Oh, moi, tu sais ( au Paradis, le tutoiement est obligatoire, c’est écrit dans le réglement intérieur ), j’étais dans une baignoire, tranquille, pénarde, quand mon portable a sonné. Je savais que c’était un vieux qui m’appellerait, c’était le seul à avoir mon numéro. Et puis, j’ai glissé, le fond de ma baignoire est aussi lisse qu’une peau, et pof, je me suis retrouvée ici.

Moi, c’est pareil. Mais c’est une femme qui devait m’appeler. Et j’ai reçu le coup de fil d’une sainte, tu vois. Les saintes, c’est comme le carrelage des salles de bain; ça te regarde tous les jours, mais ça ne te parle pas. Alors, quand par mégarde tu te fracasses le crâne dessus, tu comprends qu’il vaut mieux paresser dans ton bain que décrocher un téléphone qui t’invite au divin.

En attendant, dit Louise, qu’est-ce qu’on va s’emmerder, ici, si on ne peut pas sortir ! Vrai que c’était plus vivant au cimetière, avec ces gens, ces pots de chrysanthèmes, et ces bouquets colorés. Et puis ces parapluies et cette pluie qui tombait en trombes, de la vraie flotte à remplir les baignoires.

Personne bien entendu ne se soucie de Flip Flap, le poisson rouge qui tourne dans son bocal.

AK

Vingt minutes d’écriture, trente secondes de lecture (rediff)

(ou quand les oiseaux déplumés joueront à chat perché.)

De ses petites pattes avant le chat faisait danser les feuilles mortes du jardin. Il sautillait, petits rebonds sur ses cuisses semblables à des cuissots de lapin, quand on a faim. Le vent, ce prélat magistral, l’observait avec amusement ; il descendait du Nord et s’émerveillait de l’insouciance juvénile dont les animaux domestiques font preuve, dans ce Sud réfugié au pied des cimes célestes de la globalisation.

Il est vrai que les hommes, ici, sont assez semblables aux animaux qui vivent dans leurs prés, leurs chaumières, et, exceptionnellement, dans leurs marigots politiques (mais la boue est symbole de bien-être, pour qui y conflue sa fontaine de jouvence). Les hommes, ici, jouaient et riaient, ignorant que ces feuilles mortes avec lesquelles s’amusait maintenant le chat – à vrai dire un chaton, noir comme l’ébène- n’étaient que le défilement, l’écheveau déroulant leurs jours de gloriole fantasque, la lecture quotidienne de nouvelles, de faits divers, de décrets, de promulgations de lois et de magazines, un mouvement centrifuge, un maëlstrom, une spiralée de lavabo, qui emportait à chaque lecture, à chaque vision, la suprême défaillance : oublier le Passé, enjoindre au Présent l’obligation à ne suivre qu’un seul chemin , celui de construire l’Avenir, cette destination irrévocable. Mais sans racines, pas de Futur.

De son côté, le chat, à mieux l’observer, ne jouait qu’avec les bonnes feuilles, celles dont on pourrait dire qu’elles demeurent présentes dans les esprits, dans la mémoire intacte des hommes qui l’ont traversée à leurs risques et périls (du fil à linge au fil barbelé). Il les saisissait avec tendresse, respect, flairait le parfum ineffable des rides essentielles, on lisait dans ses yeux des gambillements nourris de littératures subtiles, et sa ritournelle de velours griffée par un style puissant, élégant, exacerbait une passion, un entrain, une volonté quasi expiatoire de s’envoler, de quitter la planète nue des hommes imbéciles pour jouer avec les oiseaux à baron perché. Loin des hommes. (Les oiseaux il est vrai, depuis belle lurette, connaissent le langage des chats, et vice versa, les planques, les branches inaccessibles, les guets-apens…).

Les hommes, ces imbéciles, avec leurs bras, garde-fous impuissants face à la cruauté, avec leurs fous qui leur trouent la peau, avec leur délire mégalomane, courent mais ne jouent pas avec les feuilles mortes, les nouvelles du jour appartiennent aux cauchemars du quotidien, car il faut essentiellement des riens pour élaborer le clonage du monde, pour rendre exacte l’image dans laquelle nous nous incrustons sur des écrans plat-net.

Vingt minutes d’écriture, trente secondes de lecture. Et sous nos pas les nouvelles du monde réel ne cessent de craquer, cri de Munch , silencieux dans le vacarme des villes, suicidaire dans le désert des campagnes. Sais-tu qui habitait ici, avant que tu ne t’y installes ?

Non,

Vivait ici un jeune chat noir, qui dansait et coursait les oiseaux, les feuilles mortes du châtaigner, des pommiers, du figuier. Maintenant, c’est à ton tour d’apprendre, puisque tu vis ici.

Je ne crains pas l’hiver, seulement les hommes, qui ne connaissent du feu que la couleur du sang. Sois tranquille, je veillerai sur le vieux matou qui dort sur le tas de bois, dans le jardin.

AK

Am stram gram, une cigarette à rouler.

Il est assis sur la banquette de l’arrêt du tram. Le prochain passage de la rame est dans dix minutes. La pluie commence à tomber et d’autres usagers viennent se réfugier sous le petit abri, où il est assis depuis une heure, depuis qu’il a perdu la notion du temps perdu. Sans déranger personne, il tourne ses pouces en comptant les tours entre sa main gauche et la droite. Tous les quarts d’heure il sort de la poche de son pantalon un paquet de tabac blond pour se rouler une cigarette. L’abribus est orienté est-ouest, et l’air y circule dans le sens des trajets. Ce matin, c’est l’aller. Il ne fait pas très chaud, ce qu’on appelle dans le coin le début de l’automne, bref un jour gris comme les autres, en cette saison.

Comme l’abri est restreint, les gens s’agglutinent, évitant de justesse la pluie qui dégringole. Lui ne bronche pas. Son paquet de tabac est protégé par un fin film de plastique et ses mains sont agiles comme les pouces de ses mains. Seulement, quelques gouttes de pluie sont tombées sur son papier à rouler. Elles forment une guirlande quand il tente de les extraire de leur fourreau vétuste. Elles se collent entre elles comme si elles avaient peur de partir en fumée seules. Et lui déroule ce malentendu que devient cette farandole de papiers scotchés les uns aux autres, solidaires.

Il se remémore la formule «diviser pour mieux fumer » qu’il a vue inscrite sur un mur un soir en rentrant chez lui ou chez quelqu’un d’autre, quand il lui arrivait de compter les quatre pouces d’un corps féminin. Les gens agglutinés sous l’abri ne le regardent pas, il est là tous les jours à se tourner les pouces. Mais le papier à cigarette est humide et revêche, ne lâche rien. Pas un ami pour l’aider, tous sont partis de l’autre côté des mondes, dans ces lieux où la mémoire parfois grave des mausolées de cendres, de vent et des charrois d’oublis. Le papier à cigarettes est collé lorsqu’un vieux type vient s’abriter sous cet espace qui se dilate comme un hall de gare bondé un jour de grève ; le vieux lui tend soudain une feuille de papier sèche pour nourrir son mégot à venir. L’étrange personnage sourit et lui montre d’autres feuilles cachées dans son imperméable. Ce que le récipiendaire ignore, c’est qu’il s’agit du diable en personne qui lui offre cette feuille blanche en gomme arabique naturelle pour rouler sa cigarette.

L’horloge indique que le tram arrivera dans trois minutes et qu’il est interdit de fumer dans l’habitacle, sous peine d’amende et de regards haineux des autres usagers. Il attendra la prochaine vacation, maintenant qu’il s’est fait un pote et que la pluie a cessé. Le temps que ses propres feuilles sèchent et qu’il puisse rouler ses pouces sur le trajet de son immobilité. Quant au diable, il est monté dans le tram et vend à la sauvette des tickets de transport sous forme de blancs seings aux passagers d’un certain âge.

19 09 2023

AK

Le rescapé temporaire.

Abandonné par ma mère sur le parvis d’une église

Muni d’un petit oreiller et d’une minuscule botte de foin

Comme abandonné par grand-mère Patrie

J’ai survécu et pourtant je ne me souviens de rien

Je ne sais plus qui de l’âne ou de la vache a rempli sa panse

Mais je crois que nous avions tous faim, comme aujourd’hui

En regardant les os répandus sur le sol je vérifie

Que le foin et les bestiaux ont été dévorés par les guerriers.

Le jour se lève, moi j’en suis incapable tant ma blessure

Est profonde, mais je vois les oiseaux, le ciel noir,

Je vois mais en vérité ce que j’ai vu c’est un corbeau

Qui voulait me crever les yeux, un chat noir l’a chassé

Qui dort sur mon corps blessé, tout près de ma blessure

Je ne me souviens de rien sinon d’une explosion

D’un nuage de fumée grise et des débris de bombes

Le bruit , le choc terrible d’un cri primal dans la tranchée

Comme abandonné par une mère Patrie sur le front misérable

Un dossier un engagement une obligation un poteau d’exécution

L’ âne et la vache ont rempli leur panse de foin, je crois,

L’un sans savoir, l’autre pour remâcher, les oiseaux pour épier,

Avant de se rassasier de graines, tombées à terre.

16 09 23

AK