Les vioques
Il venait d’acheter un fauteuil assez confortable, et quand il me fit asseoir sur la banquette en bois, une vieille pièce de chêne ouvragée qui, disait-il avec malice, provenait de l’arbre où d’Artagnan attachait jadis son cheval, ce qui, avant que ma femme ne parte avec un autre étalon, me faisait sourire, je compris que désormais je n’avais plus en face de moi un vieil ami, mais un vieil homme. Certes, son visage éprouvé par l’existence, les rides qui s’émancipaient du front pour flétrir le sourire, les joues qui amassaient sur son visage des rondeurs enfantines, tout ce que la vieillesse devient plus vite que ce que la jeunesse sans futur aucun exclut par principe immédiat s’offrirent à mes yeux voyous, car le fauteuil présentait plus d’attraits que ce faciès de vieillard assis face à moi, qui le devenais aussi.
Il avait grossi, devenait énorme. Je me souviens d’une phrase qu’il m’avait dite, à laquelle je n’avais prêté aucune attention particulière : « – quand l’imaginaire ne remplit pas ta pensée, tu grossis comme un sac de patates, parce que les patates sont prêtes à tous les sacrifices, pas la pensée ». La pièce sentait le tabac. Son sourire goguenard me toisait du coin de l’oeil, cet oeil noir qui validait bien des précipices, et une longue série de maîtresses évanouies dans le néant de sa vie. Il voulait me voir. Pourquoi, je l’ignorais. Voulait-il donner un corps à la vision de sa solitude, comme d’autres s’offrent le reflet des verres vides à la leur, je ne sais, mais c’est le fauteuil, assez confortable, qui attira mon attention, pas l’homme affalé dedans.
Nous échangeâmes des regards furtifs, quelques mots coutumiers, des souvenirs tournés depuis vers leurs futurs et devenus, à leur tour, Passé. Le monde du travail et l’horizon des barbelés qui couchaient sur la mer un soleil éteint, mais si chaud en journée. Nous parlâmes sans enrôler nos âmes et pourtant, chaque mot couvrait la planète d’un fin tissu de soie, de parcours gigantesques cheminés à petits pas, de lettres d’Orient acheminées à la poste restante de Londres, de tuyaux parcheminés de télégrammes à Paname, de cheminées en hauts fourneaux éteints, nous parlions de nous taire simplement nous souvenir.
Il s’assoupit. Lâcha un pet, puis : « j’aimerais être un chat de gouttière, plutôt qu’ à présent un homme d’hier. Tu vois, je voudrais être au final une petite cuillère, qui raconterait la soif de vivre, le goût de l’eau, plutôt que de vivre le petit doigt en l’air, en disant à mes visiteurs, c’est beau, n’est-ce pas ? J’aimerais, je ne peux pas ».
Les hommes sont compliqués, mais quand ils vont mourir, tout s’éclaircit. Trahisons, amours, ambitions, craintes de mourir anéanties, sans traces, illusions des mémoires scellées sur des tombeaux de marbre, de pierre, oubli de l’homme, pogrom, disparition. Enfer. Il me dit : « tu es jeune, encore, as-tu enfin trouvé une femme qui s’occupe de toi? »
Je lui réponds: » oui, une femme, j’en ai trouvé une. »
Mais je ne lui dis pas que c’est elle que j’ai vue, dans le fauteuil assez confortable. Non, je ne le lui dis pas. Cependant, ces rondeurs grassouillettes que sa position impose excite un désir en moi que j’ignorais jusqu’à lors. Rondouillard, enfievré, son corps mollement exposé m’attire. Mon idée chemine, perverse : m’a-t-il invité par simple courtoisie ou, par abjection? Se sent-il absent d’un monde duquel il s’absente ou, par allégorie, souhaite-t-il que de son fauteuil un amour étrange mais bien réel surgisse ? Est-il vieux sous les combles ou jeune sous la petite mort qui l’attendrait sans ne jamais l’atteindre, par un assaut viril et fugace de ma part. Les deux, mon général. Il me tend sa main droite, tremblante, une peau de lézard mal réchauffée au soleil, une peau qui a envie de fuir son terremoto sensoriel, une peau sèche. Je la saisis. La pose sur mon sexe. Mon sexe est plus froid qu’un fauteuil confortable dans un salon où je ne peux survivre sans femme. Dans sa main cependant ma pine grossit, car il faut au vieillard un souvenir de vie, un espace légué à la concupiscence de ce qui a été et sera pour les autres, un acte de générosité, pour qui ne sait quoi.
Il commence à me branler, s’endort. Je baisse les yeux : tout est mort. Son bras, ses doigts, mon sexe. Seul un sourire, sur son visage. Les ridules ont disparu, les cernes et tous ces scolopendres qui pourrissent dans l’ombre pour mieux ressurgir à l’automne, tout a disparu dans le sommeil. Et le fauteuil est là. Nu, mauvais, méchant. Noli me tangere. Tous les parfums du monde soudain s’y sont attroupés, odeur de saucisson, de deuil, d’encens miséricordieux. Le fauteuil où une femme lèvera ses deux jambes graciles, son cul chantant, au grand dam de d’Artagnan, avec son chêne multiséculaire, qui ferrera son cheval, sans penser à mon père, qui est bien plus vieux que le fauteuil dans lequel il ne s’est jamais assis.
AK
La nuit a planqué ses étoiles et la lune a explosé
Il aurait fallu aux poètes qu’ils taisent leurs excès
Mais de qui parlez-vous demanda un diable débonnaire
Vous avez transmuté l’eau des rivières en colliers de diamants
La richesse désormais vous affame et je n’y suis pour rien
Demandez à vos dieux de rendre tout ce qu’ils vous ont pris
Si vos dents sont si blanches c’est de mordre le néant
Les mots ne cessent de parler et personne ne les écoute
Les marchands de vent sont élégants,mais le sang coule
Dans leurs gants blancs, entre entregent et vie des gens
Pas un clampin ne retient leur bagout, seul l’haleine et le whisky
Attirent les clients, la part des anges et la bagarre
Sont les témoins d’un monde disloqué, la misère rampe
Abreuvée de discours disparates mais essentiels
Pour soumettre l’homme à l’ivresse des caniveaux
Engendrent les vomissures que nettoient les immigrés
À l’aube, quand l’eau roule et que les balais dansent
Mais qui es-tu, diable débonnaire, pour nous parler ainsi ?
Je ne suis pas grand chose, en vérité je suis personne,
Je compose mes rêves et leur musique m’accompagne
La nuit je pète et le jour le violoncelle devient femme
Quand je vous regarde, je ne vois personne,
Pas le moindre reflet d’humanité, pas la moindre empathie
Je suis absent de vos misérables instincts, mais je suis là.
13 09 23
AK
Marcel
Sacré Marcel ! A la veille de ses quarante-cinq ans il s’étonnait encore de voir la lune s’élever le soir du côté du levant et se coucher au matin sur celui du ponant, alors que lui n’avait pas bougé de son lit de toute la nuit. Tout comme il ne s’était jamais départi de ses idées fixes, autrement dit ses quatre vérités, le monde avait fini par se figer dans son esprit. Quelques règles élémentaires construisirent au départ sa vision des choses, le pragmatisme et la monotonie les mirent en application. Pensant vivre au rythme des saisons, il s’était peu à peu égaré dans la routine des hommes, suivant le lent cours des habitudes et des fins de mois parfois difficiles, le long chemin des promotions internes, l’exténuante ascension de l’ échelle sociale, les interminables allers-retours quotidiens en bus-tram bondé, les sempiternelles rengaines des commentateurs politico-mercantiles, craignant au fur et à mesure qu’il avançait en âge de ne point pouvoir atteindre ce mensonge épatant dont tous ceux qui travaillent rêvent : la retraite, et sa pension familiale ( sa casa de huespedes) tant toute sa vie se trouvait gangrenée par d’innombrables cancers potentiels qui le verraient trépasser avant (plomb, éthers de glycol, amiante, CO2, produits bitumineux, ondes magnétiques…).
Marié jeune, Marcel passa quelques années heureuses à n’observer et vénérer qu’une et unique lune, (adorablement fendue en deux quartiers rivaux mais équitablement charnus), tout aussi immobile que lui ; hélas du lit conjugal aucun astre enfantin n’avait jailli. Sa femme le quitta un matin de janvier, n’emportant pour tout bagage qu’une valisette remplie de parfums rares. Elle eut ces mots fameux en sautant dans un tweet bus en ribaude : « à moi les vols low cost ! ». Marcel, bouche bée sur le quai bitumé de l’arrêt douze de la ligne treize, lui lança un œil mauvais qui s’écrasa sur le pare-brise, comme on fait signe à un arrêt de mort quand on n’a que la peine pour tout capital. Il remarqua cependant, tout ému qu’il fût, que la lune qu’il avait tant aimée s’engageait à l’instant dans un axe nord-sud, ce qui le déboussola, rendant les quatre points cardinaux qui desservaient ses repères primitifs aussi irréalistes que les saisons dans lesquelles il croyait conduire sa vie.
A cinquante ans, seul et encore jeune dans l’application de ses propres règles, il décida de devenir citoyen, mot qui, au gré de ses va-et-vient dans les transports en commun devint un leitmotiv locomoteur, tant chaque passager en faisait lui-même usage entre deux dénégations, tant au niveau du service que des incivilités, de l’amabilité des chauffeurs que des retards d’horaires, du prix des tickets et des temps d’attente interlignes. Une musique de rue montait dans sa cervelle, au refrain mélodieux : « quand les citoyens s’éveilleront… » Et Marcel se plut à croire qu’en devenant citoyen, il s’éveillerait. Mais des citoyens, il y en avait à tous les coins de rue. Des gentils des méchants, des qui regardent passer le temps, des qui se fardent pour contempler la lune, rousse ou noire, des amis Pierrot et des mimes Marceau, des petits patrons, des ouvriers poilus, des dirigeants aux nez pointus, des malfrats, des bonnes sœurs, des femmes de boxeurs, des enfants de boxons, des clochards et des ministres, tous certifiés citoyens, habitants de la Cité, habiles hérissons se faufilant entre les rouages de l’Administration pour ne jamais être pris en défaut, citoyens honnêtes et irréprochables, condamnés à payer leur écot à la Nation sans rechigner, pour la Justice et l’Egalité, l’Innocence agrafée comme une rosette au col de leur veston, citoyen.
Sacré Marcel ! A cinquante-cinq ans il achevait son tour du monde à usage politique. Les promotions internes et les soldes des grands magasins avaient fait de lui un cadre d’entreprise accompli. Sa routine de vie était désormais la mécanique obligée de ceux et celles qui travaillaient sous ses ordres. Inutile de lui présenter une idée ou une conception différente des choses, comme d’imaginer une valisette remplie de parfums rares pour attirer le fraudeur du fisc ou l’imbécile à convaincre. C’était se faire hara-kiri face au cadre régi par les lois de la rigidité : la lune n’avait pas à se déplacer sans son accord pendant qu’il dormait. Surveillez-la et faites-moi un rapport circonstancié, sans chichis, que du concis, de la politique pleine de mon sens critique, de l’éthique citoyenne, du « on veut la vérité, à condition qu’elle soit identique à la mienne » même si la vérité n’existe nulle part, cachée par la masse citoyenne qui réclame toujours plus qu’elle ne domine le sens et la nécessaire dualité des choses, idéologiquement parlant.
La grande révolution était en marche : des citoyens éveillés devenaient des citoyens éclairés, inondant la planète de leurs saines vérités, nettoyant la contradiction en balayant tout point de vue différent d’un revers de main, en s’arrogeant le droit de parler au nom de tous les citoyens, y compris ceux et celles qui ne disaient rien, masse silencieuse que l’on croit encline à gober tous les discours sans regimber. On vit ainsi Marcel parader dans de grands débats citoyens, des œuvres de charité citoyennes, des mouvements populaires citoyens, des conférences sur les bons à rien citoyens, des loteries citoyennes, des promotions sur des produits citoyens, bref la grande révolution citoyenne était en route vers les supermarchés de la citoyenneté. Et la lune sur les gondoles, au rayon frais.
Le monde devenait citoyen, et nul ne pouvait y échapper, au risque de passer pour un criminel voulant étriper la démocratie. Car, bien entendu, chaque individu avait droit au chapitre, chacun pouvait librement exprimer son avis, pourvu qu’il soit estampillé citoyen, et qu’il conforte le discours des autres citoyens, construisant ainsi la platitude et l’uniformité des expressions, érigeant la pensée unique en mode de vie parfaite tout en détruisant toutes pensées sensibles, toutes argumentations issues de cervelles non domestiquées, en réduisant à néant toute possibilité de changer d’avis, de faire jouer son libre arbitre, de jauger le pour et le contre, de se faire une idée par le débat d’idées. Car là était bien le grand danger : que le citoyen devienne tout simplement un être humain.
De là à conclure que Marcel était con comme la lune, seul un astronaute américain pouvait franchir ce pas. Ce qu’il fit sans tergiverser, tatouant un grand acte citoyen sur les fesses de l’Humanité.
AK
La méthode ne change pas, écoutez le témoignage en fin d’article (« les pieds sur terre »).
BFM : « La compagnie républicaine de sécurité, créée sur le modèle de la CRS8, arrivera en novembre et sera composée de 200 policiers.
Alors que Marseille est une nouvelle fois endeuillée par des fusillades, Gérald Darmanin est en visite dans la cité phocéenne ce mardi. Le ministre de l’Intérieur a confirmé qu’une nouvelle « unité de CRS » va bientôt prendre ses quartiers à Marseille.
Cette dernière, une compagnie républicaine de sécurité sur le modèle de la CRS8, arrivera en novembre et sera composée de 200 policiers.
« Jamais le nombre de policiers et de gendarmes, jamais le nombre de magistrats n’a été aussi mobilisé pour lutter contre les trafics ici à Marseille », a affirmé le ministre de l’Intérieur ce mardi.
Avant d’ajouter: « On le voit avec des résultats impressionnants. Il y a des quartiers qui s’en sortent mieux avec beaucoup de quartiers qui sont encore en difficulté. »

Écoutez plutôt ce témoignage des « pieds sur terre » (inutile de garder les yeux ouverts pour l’écoute)
Ils sont assis l’un en face de l’autre, dans ce café où ils se sont donnés rendez-vous pour tenter de conjuguer leur vie au présent. Ils ne se connaissent pas, nous ne les connaissons pas. C’est jour de marché, et la pluie abondante remplit le bistrot d’une foule de clients que la patronne voit pour la première fois; un genre de réfugiés climatiques dont on n’entend plus parler depuis l’avènement de l’ère Berlusconi (+Trump en 2018) et le silence radio des ondes méditerranéennes.
Pour les décrire, il est nécessaire de leur donner un nom, une identité. Il et elle ne suffisent pas pour nous rapprocher d’eux. Lui s’appelle Bistouquet. Et dès lors, il nous devient familier: qui n’a jamais eu un oncle, un cousin, un parent lointain, qui se prénomme Bistouquet? Il pose la question idiote sur la table, à côté des doubles cafés fumants que leur sert la patronne. Elle, c’est Clara. Quel homme n’a-t-il jamais rêvé de tenir dans ses bras une femme nommée Clara, un tramway nommé Désir? Entre ces deux personnages et nous, une relation s’élabore. Les hommes pensent à Clara, les femmes à Bistouquet, et la patronne au bon fonctionnement de son bistroquet, au chiffre d’affaire de la journée et aux commandes de sacs de café moulu à préparer pour la semaine prochaine.
La pluie, quant à elle, redouble dans la rue: elle va finir SDF, tant son avenir est de sécheresse; elle ne gagne pas le bac qui remplit ses ambitions et alimente sa culture potache et potagère, mais finit dans le caniveau et roule dans l’égout. Les chiens traîne-rues s’ébrouent sur le trottoir et pourtant le temps n’y est pour rien, car c’est par timidité que Bistouquet n’ose prendre la main gauche de Clara, c’est par émancipation que Clara tient dans sa main droite une cigarette éteinte qu’elle fait rouler entre ses doigts potelés, et quand Bistouquet remonte le long de ces bras son regard il s’aperçoit que tout chez elle est rond comme une planète, engoncé dans une chair replète d’où n’émergent qu’un visage éclatant de santé, des yeux en amande, des iris noisette, des cils qui rebiquent vers le front en alpage, il lit dans ce visage le baiser qu’il n’ose poser comme un préambule à l’aventure, comme un timbre s’oblitère sans retour à l’expéditeur, il lit les mots qu’il a écrits en songe et face à elle, face à Clara qui le toise, soudain il sent que la question sur son nom porte en elle un malaise, qu’elle induit une clause rédhibitoire à son parcours imaginaire, et son rêve se brise dans le fond de sa tasse.
Clara, dans un battement de cils, accroche la poussière du malaise naissant. Les paupières mi-closes, le nez pointé vers le panonceau toilettes, elle articule deux petits mots d’excuse, se lève et disparaît derrière le comptoir, suit le couloir jusqu’au fond, tourne à gauche, pousse une porte qu’elle referme d’un geste vif et mesuré, se pose et réfléchit. Ce type ne me plaît pas, comment vais-je m’en débarrasser sans trop le brusquer ? Je n’ai vraiment pas de chance avec les hommes. Existe-t-il un seul bonhomme, un voyageur représentant placier de mon idéal, un type qui perd chaque nuit en dormant deux centimètres de tour de taille, est grand, musclé, bon amant, riche, beau, aime grignoter du pop corn aux séances de vingt deux heures du Méliès, un homme qui aime les animaux et ne regarde pas à la dépense quant à mes menues envies, comprend que mon unique but dans la vie est de me caser confortablement dans la facilité, l’aisance, l’ennui doré?
Entre temps advient de l’extérieur une éclaircie, les clients quittent le bar, les parapluies se ferment, les chiens cessent de s’ébrouer et les bacs à fleurs décorent de tristesse les SDF. Tout redevient normal. La vie reprend son cours, les caniveaux suivent la pente et les gouttières brillent aux rayons passagers du soleil.
Quand Clara réapparaît, la table est desservie et les consommations, apprend-elle alors, ne sont pas réglées. La patronne veille au grain et l’escapade de l’un condamne l’autre à payer, c’est la loi du genre, ma petite dame, et dieu sait combien j’en ai ramassé, des illusions perdues, depuis que je tiens ce commerce. Enfin, tant que les gens payent leur pot, je veux bien échanger les fleurs fanées contre de nouvelles chances.
Clara maugrée. Cette illusion lui coûte sept euros, à deux pas des sept cantons. Bistouquet emporte avec lui ce triste moment, disparaît dans les artères percluses de solitudes globuleuses, la mauvaise foi le guidant, le remords perforant ses semelles sensibles; le pont du quatorze juillet l’invite au grand saut mais le gave est en crue et ses eaux ressemblent à sa vie. A quoi bon se noyer, l’eau est aussi sombre que l’air, Clara aussi vide que ses gestes enrobés de chattemite, changer d’atmosphère, mieux vaut aller pleurer dans les jupons de ma mère. Bistouquet, personne d’entre nous ne te connaît, on rigole de ta mésaventure, allez, remets-toi, les jours de pluie ne servent qu’à apprendre à danser entre les gouttes, pour se noyer il suffit d’ouvrir la bouche vers le ciel, c’est si simple, si convenu, si désespérant cette idée que la femme est l’avenir de l’homme quand l’homme n’a plus d’avenir, qu’il le sait et refuse d’en prendre son parti.
Pour décrire cette rencontre, finalement, il n’est pas nécessaire d’affubler les personnages d’un nom. Il suffit d’écrire: deux anonymes se donnent rendez-vous pour faire connaissance. Ils cherchent leur alter ego mais leurs egos s’altèrent à la vision de l’autre et ils se quittent comme une pierre ricoche sur l’eau calme d’une mare: sans laisser de trace. C’est ainsi que, pour sept euros (non payés par le contribuable ) le présent s’écrit au passif.
AK

Poulet rôti
C’est indéniable, j’adore le poulet rôti. La peau dorée, bien croustillante, saupoudrée de sel et de fines herbes, un régal! Maryse et ses trois gosses aiment aussi ce plat divin. Alors, un dimanche par mois, je les invite à la maison pour le déjeuner. J’embroche le poulet, le mets dans le four, programme quarante minutes de temps de cuisson et, à midi tapantes, les trois mouflets et leur mère débarquent.
Maryse va sur ses quarante cinq ans, jolie femme, poitrine souple et hanches coquines, toujours vêtue d’une jupe et d’un chemisier légèrement échancré, quelle que soit la saison, y compris donc celle où les poules pondent des oeufs durs pendant que les affamés claquent des dents. Ses trois enfants, Robin, Pascale et Lucien, sont encore assez jeunes pour ne pas trop se moquer des vieux comme moi, qui vais sur la cinquantaine. Ils savent surtout ruser pour obtenir des choses qu’en temps normal leur mère leur refuserait. Robin, par exemple, est expert dans l’art de me faucher des cigarettes et d’emboucher ma fiole de Glenfiddish (qui a son âge, quinze ans), planquée en haut du placard de la cuisine. Bien sûr, ce n’est qu’une fois qu’ils sont partis que je m’en aperçois. Pascale doit me faire les poches. Mon portefeuille est dans la poche intérieure gauche de mon manteau accroché sur une patère, dans le vestibule. La gamine est de petite taille, mais je découvre toujours le siège de mon bureau à proximité du porte-manteau. De là à ce qu’il se déplace tout seul… Quant à Lucien, s’il ne fauche rien, il engloutit tout. Il mange comme quatre et lèche toutes les assiettes. C’est lui que je crains le plus, dans ce microcosme. Un de ces jours, il attaquera bien mes plantes vertes.
Ce dimanche se présente sous les meilleurs auspices. Les gamins sont en pleine forme, et un voisin doit les emmener au cinéma en début d’après-midi avec ses propres enfants, ce qui nous permettra, à Maryse et moi, de faire tranquillement la vaisselle. Enfin, vous voyez ce que je veux dire.
A midi trente cinq, le fond sonore de ma radio (j’écoute la radio quand je cuisine) se tait. La radio s’éteint, le four aussi. Le poulet reste en berne, pétrifié dans sa giration interrompue. Des gouttes de graisse suintent, tombent négligemment dans la lèchefrite. Les plombs ont sauté. Je file remettre l’électricité. Les plombs n’ont pas sauté. C’est une coupure de courant. J’appelle mon voisin, qui habite à deux kilomètres. Oui, ici aussi, il n’y a plus de jus, et notre gigot d’agneau va tourner de l’oeil, si ça dure.Je retourne fissa dans la cuisine pour voir l’aspect du poulet. J’aperçois Lucien le nez plongé dans un paquet de chips. Du calme, du calme, Denis, me dis-je. Lucien, va dire à ta mère, elle est dans le jardin, qu’il y a une panne d’électricité. Et j’en profite pour planquer le pain et la charcuterie dans un endroit secret avant le retour du glouton.
Pas de panique. J’essuie dans un torchon propre les pommes de terre découpées en lanières, puis file au garage récupérer un vieux camping-gaz à deux feux des années 90. J’espère qu’il ne va pas exploser à l’allumage. Non. Ca fonctionne, il y a du gaz, je le sens au poids de la bonbonne. La friteuse est en équilibre précaire, vu sa taille, mais ça chauffe correctement. Maryse me rejoint dans la cuisine. On s’informe en langage sourd-muet de la situation. Je fourre un peu mon nez dans son corsage, par anticipation d’un rhume des foins qui me ferait éternuer de manière désobligeante. Maryse frotte mes fesses pour créer de l’électricité statique, en attendant le retour du courant alternatif. J’entends une chaise tomber dans le vestibule, un cri étouffé auquel je ne prête aucune attention. Maryse jette une frite dans l’huile, qui se gonfle de bulles. Je balance le stock. Dix minutes. Le temps de manger le hors d’oeuvre: salade de tomates et carottes râpées.
A treize heures vingt cinq, toujours pas de courant. La charcuterie est passée en plat principal, avec les frites. Le dessert a été avalé en quelques minutes (un Paris-Brest). D’habitude, les gosses flemmardent devant la télé, à cette heure. Là, il faut les occuper, en attendant l’arrivée du voisin. J’espère qu’il n’a pas eu l’idée saugrenue d’appeler sa mère qui habite en ville, pour savoir si la panne était générale, car dans ce cas, c’est bernique pour le cinéma. Des oiseaux se posent sur les fils électriques et nous narguent. Dès l’automne, j’adopte un chat. On verra qui rira le dernier. Finalement, à quatorze heures tapantes, le voisin arrive avec sa marmaille. Il a appelé sa mère. Je m’attends au pire. C’est une grève tournante. Là-bas, tout fonctionne normalement. Ouf. Allez, les gosses, dépêchez-vous, sinon vous allez rater le début de la séance! Le minibus repart en soulevant la poussière de la cour. Les oiseaux s’envolent. Deux minutes plus tard, la radio se remet en marche, ainsi que le four, que le compteur à Kwh, que toutes les machineries soumises aux fluides survoltés.
Le poulet reprend sa giration pendant que je prépare le café. L’air est doux dans le jardin où nous sommes installés, tasses fumantes en main. Les oiseaux sont partis se cacher pour ne pas mourir de par leur attitude ridicule. Je raye mentalement l’adoption d’un chat pour cet automne. J’oublie la chaise renversée dans le vestibule, les cigarettes disparues et la fiole de Glenfiddish vide, les emballages de chips répandus dans la maison, j’oublie le poulet qui se calcine dans le four du fait de la programmation automatique, j’oublie tout ce qui entraverait mon impatience à sauter sur Maryse, à rouler avec elle sur le tapis d’herbe tendre, à la bécoter en tricotant des kilomètres de caresses vagabondes, j’oublie tout comme on part en voyage en laissant son passé sur le quai, j’embarque sur le voilier de la beauté en jupe et décolleté, je respire et croque cette peau dorée, bien croustillante, saupoudrée de sel et de fines herbes, un régal!
-ça va, mon poulet?
-parfait, Marysette, je t’adore!
AK
La porte était ouverte et le courant d’air m’a emporté vers le port où m’attendait Lula. Les avions bourdonnaient au-dessus de nos têtes, mais la rue était calme et les premières feuilles mortes crissaient sous nos pieds. Lula m’avait rejoint à l’entrée du bar le « TaKaCroire », les branches moribondes battaient le flanc des immeubles, qu’il faudrait tous un jour reconstruire. Bras dessus bras dessous, nous marchâmes sous la bruine, insensibles aux drones silencieux qui balayaient le ciel, sans briser nos mains fermement enlacées. C’était ainsi. Quand Lula m’a demandé s’il restait encore une fontaine pour boire de l’eau potable, je lui ai répondu « non ». Tout a été détruit. Rassure-toi, on est vivants, ne tremble pas, tu as peur ? N’y pense pas, en occident ils regardent des inepties à la télé, si tu savais !
J’avais dégoté dans la soirée un fond de rhum cubain dans un bar aux infrastructures encore fumantes, et ai tendu la bouteille à Lula : « tiens, vide-la, c’est un remède efficace contre la peur. » Elle a pris le flacon et a renversé sa tête en arrière pour boire une goulée. Elle avait un long cou magnifique, et les arcs de ses mâchoires bien arrimées aux pommettes de ses joues me firent naître une émotion dont j’avais oublié le nom. Je crois que le terme qui accompagnait mon sentiment subit se nommait « coup de foudre amoureux ».
Le port était silencieux et la mer, noire. Les bateaux semblaient dormir, être mis au radoub, mais peut-être n’y avait-il plus de bateaux dans le port. La lune était croissante et sa lumière suffisante pour trouver un banc, malgré que l’électricité ne soit plus présente depuis des semaines. Nous étions devenus nyctalopes. Les pipistrelles volaient, ou les drones, qu’importe, le clapotis de l’eau devenait inaudible par rapport à nos battements de cœur réciproques. Nous vîmes sous la lueur lunaire que des cordes avaient été tranchées des bittes d’amarrage. Seul un canot frétillait comme un drapeau blanc séchant sur un étendoir à linge. C’était peut-être ça, la porte ouverte et le courant d’air qui nous emporte, Lula. J’allumai un briquet et me mis à rire : « tu sais comment s’appelle ce canot ? Le TakaCroire ! ». Il devait mesurer six ou sept fois la taille d’un « optimiste », était muni comme son petit frère d’une voile, mais avec cet atout de conserver à son bord trois bouteilles de vodka polonaise non entamées et quelques harengs de la Baltique ainsi que des concombres masqués de la ferme Mandryka. En un déclic nous prîmes possession de l’embarcation. Lula trancha les liens avec ses dents et je hissais la voile en murmurant pour ne pas attirer l’attention des drones: « en route pour le monde libre ! »
Nous dérivâmes plusieurs semaines avec nos maigres réserves, et lorsqu’ enfin j’aperçus le trait de côte se dessiner sur une île lointaine et chaleureuse la main de Lula vînt se poser tendrement sur mon bras. Nous étions épuisés, certes, mais tellement amoureux que la voix qui me parvenait aux oreilles me parut être celle d’un ange. Puis la main me secoua. Ce n’était pas celle de Lula. « monsieur K, je m’appelle Christine, je suis votre infirmière. Habillez-vous rapidement, une ambulance vous attend pour vous emmener à l’HP. »
« Attendez, où est Lula, le port, le bateau ? Ne me dites pas que cela n’a pas existé, je ne suis pas fou. »
– » Non, monsieur K, vous n’êtes pas fou, juste profondément traumatisé . C’est souvent ce qu’il arrive quand les portes sont ouvertes et que passent les courants d’air dans la mémoire des fous qui cherchent à fuir la guerre. »
05 09 23
AK

Je me souviens de ce type
qui avait fendu le crâne
d’un autre à coups de mâchette
parce qu’il cherchait une idée
et que l’autre lui avait répondu
qu’il en avait plein la tête.
– Bon. Et alors, t’es content ? (c’est Marjo qui parle). Tu as écrit ta petite connerie et maintenant, qu’est-ce que tu vas faire, la sieste ?
– pas avant d’avoir corrigé les fautes d’orthographe (c’est moi qui l’ouvre, là). Tu mettrais un chapeau à machette, toi ?
– ben, si c’est pour se faire fendre le crâne, j’en mettrais pas non plus sur crane.
– judicieux… mais avec un chapeau, si la lame de la mâchette est un peu ébréchée et le chapeau élimé, ça peu riper, et le drame devient comédie.
– tu joues avec le feu, Gustave.
– je cherche une idée, Marjo.
– alors va faire la sieste, ou ce sont les lecteurs qui vont s’endormir.
– les lecteurs, je m’en fous, je n’écris que pour les lectrices. Et encore, uniquement pour les charmantes lectrices, les autres, grognonnes dans ton genre …mais non, c’est pour te faire râler ! tu mettrais un chapeau à raler, toi ?…
– je vais te les faire avaler, tes chapeaux et tes sabres, si tu continues à m’agacer, Guss, j’ai plein de boulot, moi, j’embauche aussi les petits malins dans ton genre, tu vois. D’ailleurs, t’as pas mis de chapeau pour faire le malin, mais tu le portes pour jouer au mâle, dès que tu sors d’ici, comme tous ces types qui se fendent d’âneries en sautant par la fenêtre pour attraper une idée au passage.
– Marjo, tu n’es pas gentille. Je fais un métier difficile, tu le sais bien. Les idées ne s’attrapent pas dans les filets à papillons des satrapes. De plus, tu sais très bien que mon patron me paie à la quantité d’accents circonflexes que je parviens à placer sur les mots. Je te rappelle également que mon aller-retour au Havre m’a coûté une petite fortune, moi qui comme un idiot croyait fermement y trouver un havre de paix tout à fait idéal pour m’y remplir la tête de créativités diverses et variées. J’aurais mieux fait d’aller à Bâle. J’en suis revenu hâve, pâle et hâlé, avec un mal-être tel qu’en rentrant je n’avais qu’une envie : aller me pendre à une branche de hêtre dans la haute vallée d’Ossau.
-tu aurais dû. Je te vois très bien, marchant à tâtons avec un parfait imparfait du subjonctif pour compagnon, qui t’entraînerait dans les forêts de chênes en inventant la poudre et le salpêtre. Gustave, tu devrais aller te reposer un peu, je crois que tu as ton compte, là.
– voyons, reprenons depuis le début, Marjo.
– oui, comptons…
– finalement, je trouve le résultat pas trop mauvais, qu’est-ce tu en penses?
– T’as fait fort, Guss, je te tire mon châpeau.
– ah non, retire-moi ce chapeau du mot chapeau, on va nous prendre pour des illettrés !
– je l’avais mis parce qu’avec ce qu’on va gagner, on aura droit à un petit gueuleton, mais sans apéro.
– écoute, Marjo, si le patron ne nous paie pas l’apéro, c’est bien simple, je l’envoie paître !
– certes, mon Gustave, ton patron c’est une chose, mais les lecteurs, ils ne vont pas être déçus?
– ce sont toujours les mêmes, qui sont déçus, Marjo chérie, ceux qui n’aiment que les accents graves.
– tu as raison, mon homme. Allons faire la fête en faisant la sieste, et laissons les râleurs à leurs bouffées de châleur !
– ça c’est dit, ma Marji !
AK
Ce matin ma femme me dit accompagne-moi au marché je dois acheter des bas et j’ai besoin d’un âne pour les porter. Comme je lui réponds qu’il y a une différence entre un bas et un bât, elle me gifle. Elle ne doit pas apprécier mon humour. Enfin, ça, je le sais déjà. Mais je ne le dirai à personne. Mes amis pensent que si j’ai les joues rouges, c’est parce que je suis timide. Ils ne connaissent rien de la nature humaine qui se cache sous ma peau, ma peau d’âne, comme dit ma femme.
Au marché, on croise Ginou-Ginette, sa grande copine. Pendant qu’elles se rincent le gosier au café de Pau avec un rhum martiniquais je regarde passer les gens et s’allonger la file devant le distributeur de billets. Un type, accroupi à proximité, espère sagement qu’un des biftons va prendre la poudre d’escampette vers son gobelet en plastique qui lui sert de sébile, quand il est vide. Mais ce qui est vide, c’est le regard des gens à son égard et le verre de Chinette au comptoir. Chinette, c’est le petit nom de ma femme, dans l’intimité. Il me vient à l’esprit dès que je pense à elle, car pour l’intimité je crois que je ferais mieux de penser à autre chose. Par exemple, à des bas. Des bas qui vont vers le haut des cuisses d’une rombière qui monte dans un avion à Orly, direction plein sud. Ou une personnalité qui décolle dans les sondages et brille par son absence. J’adore ça, les sondages, d’opinion ou de sans opinion, pour le mot, la richesse du mot. Tout monde a une opinion. C’est un truc qui ne remplace pas le pognon, mais qui fait vivre.
Moi, par exemple, (j’adore me donner en exemple, avez-vous remarqué?), j’ai une opinion. Sur tout, tous, même sur la réintroduction des bidets dans les salles de bain, sur les chroniques épistolaires en forme de pot (.fr) de chambre, et le grésillement des braises sur les barbecues de jardin. J’aime happer sans censure le chant du coq, j’aime les frondes des vilains garnements et l’ouverture à la Toussaint des fourreaux de cimeterres, les thrènes lancinantes des femmes voilées portant le deuil de la liberté d’expression, les chrysanthèmes aux boutonnières et les bélougas blagnacquais (même si je préfère faire la java avec Jean, sur le quai Malaquais). Chinette me secoue, telle Chekra Remiti et son tambourin. Aziz Aziz, mon fils, me dit-elle en me prenant pour un autre. Là, je ne réponds pas, je laisse faire. Tout ce que l’on peut voler de mots d’amour à une femme, ne fût-ce qu’un instant, forcément illusoire, est à prendre avec plaisir; enfin, c’est mon opinion.
Devant la maison du bas, rue Nogué, je pose le caddy-cabas. Je ne rentre pas dans cette boutique, de peur de ressembler à un éléphant dans un magasin de poupées en porcelaine. Planté devant la vitrine, je mastique du son citadin sans musicalité, comme il y a peu jappaient sans censure les traîne-rues décolletés de leurs maîtres. Certains se délivrent en reniflant les troncs, d’autres étudient la gravitation des eaux usées dans la fuite des caniveaux, chacun s’active en espérant lécher quelque mollet de donzelle au panier bien rempli. Quand Chinette sort de la boutique, je m’aperçois que j’ai perdu les clés: voiture, logis, casier du vestiaire et carte Intermarché. Deux possibilités: soit je me mets à quatre pattes pour la transporter, soit on prend le premier bus qui va boulevard de la Paix.
Comme Chinette pense que je suis trop bête pour avoir des idées lisses et des indélicatesses spirituelles, je choisis l’option bus. Il me suffit de lui dire que des voyous ont crevé les pneus de la voiture et le tour est joué. Là, j’admets, je fais fort pour avoir la paix. Inutile d’user de la linguistique à Saussure, ni de la brosse à reluire; le transport est quasi amoureux, y compris aux feux rouges, qui flashent joyeusement. Arrivés au seuil de l’immeuble, une flopée de petits racailleux en train de se dorer la couenne au soleil du chomdu nous offrent une porte ouverte. Les locataires du sixième vont alourdir leurs charges de chauffage, mais là, Aziz Aziza Laurent et Li Pong, je vous bénis, oui oui. La cage d’escalier est toute parfumée, à croire qu’un ours a élu domicile dans l’immeuble; un ours slovène, bien sûr.
Les clés sont sur le paillasson. Quel con je fais! Les voisins du dessous nous ont accompagnés aux halles. Covoiturage, le désespoir du petit bourgeois! Et j’ai oublié le rendez-vous à midi trente cinq pour le retour. On ne se fait pas que des amis, dans la vie. Chinette vérifie que ses achats sont conformes à son pedigree dans la salle de bains. Je me rince le gosier dans la cuisine en remplissant une casserole pour les pâtes. Cuisson al dente.
Soudain, Chinette surgit. Ses cheveux sont dénoués, ses bas remontent jusqu’à mon apprentissage du plus-que-parfait du suggestif, bref je monte à cru un cheval de bataille qui me murmure à l’oreille ne fais pas ton timide, prends la bride et saute la haie, sens et susurre, l’appétit vient en brayant. Ensuite, ensuite?
En Braille je décrypte les horizons nouveaux que ces résilles charnelles masquaient sous leur verbiage, je rebelle la lionne assoupie, je l’appelle, insensée, sans censure, pas dénaturée, à ne pas prêter le flanc, le donner plutôt, à laisser les amants comme deux ronds (de flan et d’euros), tant tout est clair dans la transparence que finalement le plaisir, cette bête de somme qui chemine nos rêves, retrouve une humanité simple. Une humanité simple? dit Chinette. Mais tu te crois où, dans « l’homme qui parle » de Vargas Llosa?
AK

Il se passe des choses bizarres. Bien au-delà de la distraction. Au début, c’est l’épaule droite qui me chatouillait et, à force de grattages, l’irritation a commencé à gonfler ma chair pour former un petit dôme aux allures sympathiques. J’emploie le terme sympathique car, n’étant pas très épais physiquement, cette boursouflure me donnait de profil des illusions d’athlète, style lanceur de poids cependant, et non coureur de fond. Après quelques mois, alors qu’elle ressemblait à une balle de tennis, cette verrue a éclos. Et c’est un petit bras de nourrisson qui alors est apparu, un bras potelé, rose, se terminant par une main du même calibre. Ma stupéfaction fut telle que j’envisageai sur le champ de la couper franchement avec mon couteau à légumes, qui est petit mais très effilé et dont le tranchant a fait rendre l’âme à plus d’un carré de carottes peu affables, et de pommes de terre crûment charnues (cachées dans des robes champêtres).
Quelques mois ont passé, et du stade de nourrisson à celui d’adulte, le bras inavouable a atteint sa taille définitive, pilosité comprise. Un bras qui se voulait en parfaite harmonie avec les tendances de l’époque: travailler plus pour gagner plus. S’il se fût agi d’un bras gauche, la finalité n’eût pas été la même, et passer pour un fainéant, voire un romanichel (dont on sait, à la lecture d’une certaine presse, qu’ils n’ont pas les mains dans leurs poches mais dans celles des autres), m’eût comblé d’effroi de honte et d’incrédulité. Or cet organe, devenant chaque jour plus familier, plus jeune que l’original, commença à empiéter sur mon territoire d’activités habituelles. Il prenait le marteau avant que l’autre ne le saisisse, enfonçait les clous avec une détermination toute sarkozienne (macronienne note 2023), mettant mon rythme artériel à une contribution telle que le sang finissait par déserter le cerveau pour mieux gérer le geste. Sans parler de ma main gauche, bleue d’hématomes, car le biceps maladroit qui dirigeait l’outil manquait son but la plupart du temps, temps qui m’était compté tant j’avais de caisses de retraite en bois à fabriquer dans mon petit atelier.
Pendant cette tragique période, mon premier bras (celui qui m’avait été donné à la naissance avec un contrat de travail -vivre étant un métier- selon Pavese) périclita. Quand l’un se ruait sur la boîte à clous, lui allait faire des fariboles dans la poche de mon bleu de travail, quand ce n’était pas sous la blouse de madame Lison, mon assistante. Bref, ce bras devenait peu à peu hors-la-loi, ses attitudes déloyales envers son géniteur, son tempérament libertin et ses tendances à dévoyer son compagnon du même bord devinrent un problème crucial; il y avait péril en la demeure. L’achat d’un téléphone portable ne réduisit pas les nuisances, bien au contraire. Une flopée de bras droits sybarites l’appelaient, tantôt pour des clous, tantôt pour des pointes. Sans compter le nombre incalculable de vibrations au travers du tissu de ma poche latérale, qui stimulaient d’autres ambitions que le simple gain d’argent. A ce propos, le prix du bois de caisse de retraite, dû à la déforestation planétaire des emplois à plein temps, flamba et les actifs fournisseurs de matière première sombrèrent, tant et si bien que ma marge se retrouva au fond de la boîte et moi au bord du gouffre.
Quand on sait que planter un clou est un art, et qu’il existe une variété extraordinaire de matériaux le composant (cuivre, acier, fer, girofle etc), de formes excentriques (sans tête, à tête plate, torsadé, d’arpentage, vieux, bi, piétonnier, noctambule etc), qu’il faut parfois une longue échelle (dans le cas de harengs saurs, chez Desnos, de cimaises chez Alfred du Musée) pour pratiquer l’enfoncement, le percement de paroi, que la via ferrata n’est pas ouverte au tout-venant, on comprendra qu’un bras de plus n’est pas de trop, à la seule condition qu’une règle harmonieuse permette à chacun de jouir de sa propre liberté d’action, de décider qui l’enclume, qui le marteau, qui la faucille et qui vivra verra.
Mais à y réfléchir, et j’y passais la plupart de mes nuits, deux bras droits sont-ils vraiment faits pour s’entendre? Prenons l’exemple d’un clou planté de travers: l’un dira toujours que c’est la faute à l’autre. Il faudra alors vérifier les empreintes sur le manche du marteau. On convoquera des experts, on créera une commission d’enquête, on engagera une procédure longue et paisible et, au final, peut-être, un des deux bras tombera, sous le coup de la loi, entraînant dans sa chute le bras gauche pour complicité. Quant au clou, à moitié tordu, on le redressera par une fiscalité idoine. Ne sachant plus quoi faire, je demandai conseil à madame Lison, les femmes étant censées être de meilleures conseillères que les édiles municipaux, bien que.
-« Madame Lison, que dois-je faire de mes deux bras droits? » demandais-je
-« Gardez le plus agile, émancipez le plus véhément. Celui-ci, quoi qu’il advienne, vous fera toujours une belle jambe. »
AK
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