Les bruts de brut de Pépère : le fourmillodrome

John Lee était maintenant seul et regardait la table que tous les convives avaient désertée. Il était tard en cette fin de journée mais le soleil brillait encore. Mary Lee, sa femme, avait débarrassé tout ce qui garantit à une table d’y fêter un anniversaire mémorable et ne manquait en cet instant qu’un coup d’éponge sur le bois brut, achevant de rendre la réalité plausible à cette après-midi festive et forcément encline aux excès dus à la consommation d’alcools les plus divers. La fête était finie. John Lee regarda la table maintenant nue, sans cadavres de bouteilles ni de verres renversés. Une table que parcourait une fourmi, puis une autre, puis encore d’autres : huit au total. Ce n’étaient pas les fourmis qui attiraient son attention, mais la forme de la table, deux lignes droites parallèles aboutées chacune de deux arc de cercle parfaitement ajustés à la structure.

Une piste d’athlétisme parfaite.

Quand Mary Lee revint pour passer un coup de torchon sur la table, John lui barra la route : « ne touche à rien ! » dit-il, « va faire la sieste, tu as beaucoup travaillé pour préparer cet anniversaire, tu dois être extrêmement fatiguée, vas donc te reposer. » Mary comprit que son mari avait encore quelques vapeurs éthyliques dans le cerveau et qu’elle-même était fourbue de fatigue, à force de vider les verres dans lesquels quelques liqueurs risquaient de se gaspiller si personne n’y plongeait ses papilles. Elle était bonne épouse. John Lee attendit que les pas de Mary rendissent à l’allée gravillonnée son silence du soir. Puis de nouveau il observa les fourmis. Elles étaient maintenant une quinzaine, mais de taille et de corpulences différentes. Elles se pressaient autour d’une goutte de sirop de fraise évadée du dessert, dans la partie droite de la table où John était accoudé. Elles tripotaient leurs antennes comme des coureurs de fond ajustent leur dossard. Cette table était vraiment une piste d’athlétisme, pensa-t-il, et ce fut par un éternuement qu’il lança le départ de ce mini marathon, en ayant soin de soulever son bras pour ne pas semer la panique chez ces athlètes minuscules à six pattes. Ce fut une course exceptionnelle, que nul homme n’aurait pu concevoir. Les bestioles longeaient les bords de la table, sur deux centimètres de large selon la règle attablée de John Lee, sinon elles seraient exclues, mais un respect mutuel entre les fourmis kényanes, nigérianes, argentines, amazoniennes, les blanches de Namibie (ou termites) ou encore européennes (qui selon John Lee ne s’entraînent que 39h par semaine dans d’immenses pièces climatisées, quand leurs concurrentes ne connaissent que la soumission du travail sept jours sur sept dans des usines surchauffées pour entretenir la reine et ses affidés).

Certes, un œil non averti ne verra nulle différence entre ces bestioles, qui se réfugient partout dans le monde pour un illusoire grain de sucre et fuient le tamanoir, que leur travail incessant épuisent, ou que les guerres nourrissent par sa langue piégeuse, à l’image des dictatures. John Lee suivait la course avec une curiosité vénale de bookmaker. Quatre fois 400 mètres de piste à taille humaine rapportées à quatre circonvolutions sur une table réduite à sa plus simple expression pour les insectes à six pattes, avec retransmission directe par antennes dont les héroïnes étaient munies pour suivre les instructions managériales de leurs sponsors et la diffusion interplanétaire de leurs efforts. Le dernier tour arriva après quelques minutes de course folle, la clochette résonna dans le cerveau de John Lee, les pattes se délièrent et certaines furent prises de crampes, mais la lutte était acharnée entre les championnes.

John Lee avait misé sur la fourmi nigériane, car c’était depuis des années que les kényanes et les éthiopiennes gagnaient à chaque saison. Le dernier sprint fut décisif : il tomba tête la première sur la table, spectateur que la tension de la course avait réduit en un AVC fulgurant. Quand Mary Lee revînt avec son torchon imbibé de Javel toutes les fourmis avaient fui la piste. Ne restait que la tête de John Lee effondrée sur la table, et son regard fixe qui semblait dire : « merde, elles sont arrivées ex-æquo. »

À la date précise qui correspondait à l’anniversaire de John Lee et de sa mort instantanée, le 27 septembre à une heure inconnue, sauf de Mary Lee, qui refit très vite sa vie avec Marcel Lebougnat, un des petits fils d’Alexandre Vialatte (qui n’a rien à voir avec cette histoire idiote, a priori.)

20 06 2023

AK

6 commentaires sur “Les bruts de brut de Pépère : le fourmillodrome

    • Je n’ai pas retrouvé son « Bestiaire » dans ma petite bibliothèque (bordélique), mais je suis persuadé qu’il avait écrit quelque chose sur les fourmis. Pour ce qui concerne les vieux singes, peut-être a-t-il planqué son texte dans « Les fruits du Congo » ?

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      • La prochaine compétition (en direct mondial) se déroulera aux JO 2024 : une course d’escargots sur un lit de feuilles de chênes. Pour l’heure, on prépare le réceptacle végétal sur les champs élysées. Soutien aux bourguignons !

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      • le meilleur dans l’escargot c’est le beurre d’ail, pour le reste ça vaut pas un bigorneau; le meilleur dans le bourguignon c’est sa sauce, pour le reste je sais pas (en réalité je suis un couard)

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