les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
« Arsène, tu ne sens pas cette odeur putride qui émane du congélateur quand on l’ouvre ?
« Ne l’ouvre pas, c’est Papi Norbert que j’ai mis là, à faisander depuis la chasse d’ouverture de septembre, à l’automne dernier. C’était un accident, tu le sais bien, tu as lu le journal. On n’a jamais retrouvé le corps, disait la Presse. Quand il aura perdu tous ses poils de barbe, on analysera la situation, Leslie. »
J’ai monté l’escalier de la cave en entendant le bruit de mes pas, la maison était muette et le sentiment de finir en prison m’interrogeait : pourquoi Papi Norbert et pas quelqu’un d’autre se trouvait-il dans le congélateur du sous-sol, quelle excuse trouver ? La sonnette du perron tintait avec insistance. C’était l’inspecteur du bled, qui venait prendre son café du matin chez Arsène, chaque vendredi, et y récupérer sa commande de victuailles (Arsène était cuistot).
« Vous n’êtes pas chasseur, que je sache, dit l’inspecteur, mais juste cuisinier. Le fusil est un de vos outils pour affûter les lames, rien de plus, non ? Les recherches vont se terminer concernant papi Norbert, aucune trace n’a pu être identifiée, surtout avec cette pluie d’automne. Vous en pensez quoi, vous ? »
Arsène ne répondit pas à la question du policier. Il attendait que celui-ci se présenta sous une identité plus réglementaire : nom, matricule carte de séjour trousse de secours CV antécédents de carrière etc. L’inspecteur se nommait Abdelraman, d’où la suspicion d’Arsène quant à sa légitimité de flic.
Elle était loin l’année 1870, quand l’ancêtre paternel avait dit à son épouse « sors le chat du grenier, sinon on n’aura pas de rat à manger. » alors qu’ ils vivaient près de la Place du Tertre, à quelques mètres du futur restaurant « chez Plumeau ». Depuis, il y avait eu cette affaire bien plus récente, six ans auparavant, où la vieille avait dégringolé l’escalier : morte sur le coup sur le carrelage du rez de chaussée. La vieille avait raté la première marche de l’étage et badaboum, elle ne s’en était pas remise. Mais elle on l’avait déclarée aux gendarmes, tant l’accident coulait de source. Leslie avait fait fort question larmes. C’était sa mère, après tout. Mais ce n’était aussi que la moitié du magot, si on entend par là l’héritage d’une villa du XIXe siècle avec quatre chambres, des sanitaires en bon fonctionnement, un jardin riche en plantes et fleurs d’ornement. Un écrin de verdure jouxtant une demeure de style.
Pour le papi, il avait fallu temporiser quelques années. Le vieux s’adonnait en été à la chasse aux papillons, et l’intéresser aux plumes des oiseaux était une affaire complexe. Arsène lui enseigna l’art des appeaux, des chants qui attirent ces oiseaux imbéciles et ont dû lire la bible au temps d’Adam et Eve. Mais le Diable ne se virtualise pas qu’en Paganini, et le violon se joue des marques sur le manche pour réjouir les doigts le caressant du bout de l’ archer et des touches. Et le diable est musicien.
Comme personne n’est prophète dans ces milliards de pays des gens qui en possèdent tous un, y compris les enfants, Arsène et Leslie se disputèrent pour revendiquer les derniers mots de la grand-mère : « seuls les morts ne craignent pas l’Avenir ». Seul un Vieux singe aurait pu faire une analyse sémantique de ce propos. Mais Arsène ouvrit le congélateur, et l’odeur était telle que le papi était prêt à être cuisiné. Il affûta ses couteaux avec le fusil, cet instrument qui fait rire les enfants car il aimante divers objets, et commença à découper le vieux pendant que Leslie mettait en branle le barbecue dans le jardin.
Arsène brûla les poils résistants sur la gazinière, comme cela se fait avec les poulets et les canards ébouillantés avant d’être plumés, puis il trempa quelques morceaux tendres du vieux dans une sauce légèrement pimentée, non que le plat soit parfait, mais bel et bien pour que cette histoire le soit, elle !
30 06 2023
AK

« seuls les morts ne craignent pas l’Avenir » est un dicton fort ancien et, comme tous les dictons, fruits de légendes et de faits réels. De nombreux sémanticiens, parnassiens et adeptes du prêchi-prêcha se sont cassés les râteliers sur cette phrase au parfum énigmatique. Pas besoin d’une grande analyse, l’affaire est fort simple : mort, tu es dans l’avenir, c’est donc le présent, puis le passé qui t’attendent (te guettent). Toi, vivant, crains tu le passé et le présent immédiat ?
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