Les bruts de brut de Pépère : l’agneau des Shetland

Être seul devant un couteau de boucher comme un agneau que l’on a vu grandir dans la prairie, qu’est-ce que ça raconte ?

Comme ouvrier dans une fish factory des îles Shetland, il y a bien longtemps, à découper les églefins pour en faire des filets, les coquilles saint jacques labellisées « Pompon Rouge », rien de précis à vrai dire. Jusqu’au vendredi soir, quand la dizaine de travailleurs que nous étions se rendait au pub, à cinq kilomètres, en longeant la plage. One pound de l’heure (hors taxes sociales et logement en caravane), quarante heures par semaine. Salaires qui fileraient en parties de fléchettes et de tournées de bière blonde et de stout épaisse. chacun payait à son tour toutes les consommations des collègues, distribuant leurs cigarettes alentour (les écossais ne sont pas radins, contrairement à la légende).

L’agneau nous accompagnait sur le chemin, broutant et guilleret, sur la plage de galets et d’algues bleues, bêlant de temps en temps , certainement heureux de croiser des gens pas encore ivres sur ce territoire austère balayé par le vent. Nous étions en juin, marcher au clair de lune donnait aux garçons des reflets étoilés, mais dans l’usine, elles n’étaient que trois femmes d’âge mûr, sauf ma compagne jeune et belle,, qui nous accompagnait, marchant du même pas que ces gaillards assoiffés venus de Glasgow et du nord de l’Écosse..

Quand enfin les lumières du pub apparurent, l’agneau appela sa mère. Comme s’il criait devant le couteau d’un boucher, voire comme un écossais qui ne paierait pas sa tournée ou une cornemuse dont la poche serait trouée, ce qui, de mémoire d’écossais n’est jamais arrivé.( comme aux auvergnats, faut-il le préciser?)

Le chemin de l’agneau n’aurait pas dû suivre celui des hommes qui allaient au pub. D’ailleurs personne n’en parla, car sur l’île la Presse n’existait pas encore. Le clapotis des vaguelettes sur les cailloux guidait de sa musique céleste nos pas encore las de la semaine travaillée, entre les frigos, la farine des restes des poissons (têtes, arêtes, reliquats de chair et compagnie) qui nourrirait le bétail ou l’export, les coquilles qu’il fallait amonceler dans un coin perdu car à l’époque on ne savait qu’en faire, mais le paysage était magnifique et le camion soulevait des nuées d’oiseaux, des sternes, des mouettes, des macareux et bien d’autres adeptes de la marque « Pompon Rouge » locale.

Il régnait une certaine euphorie dans le pub, que les fléchettes et l’alcool augmentaient, jusqu’à 23 heures, quand tintait la cloche et qu’il nous fallait retourner dans nos caravanes. La lune, quand le temps était propice, suivait de sa lumière nos pas chancelants. Mais l’agneau était là, assoupi entre les herbes folles de la plage caillouteuse dont le bruit des vagues rythmait la nuit. Personne ne s’apercevait que par ses bêlements en fait c’est lui qui nous guidait. Mais il est plus curieux que presque 50 ans plus tard me revienne en mémoire ce petit animal, épisode désuet d’une vie sur une île magique et magnifique, à cette époque. (avant l’exploitation des réserves pétrolières dans la mer du Nord). Peut-être la jeunesse avait-elle cette insouciance qui menait des projets insensés de voyages et de découvertes de mondes nouveaux, où les amitiés se tissaient comme on carde la laine, là-haut. Avec le temps, ai-je songé, ne suis-je pas devenu aussi seul que cet agneau devant un couteau de boucher, alors que comme lui j’ai pu courir dans les prairies de mondes proches et lointains, jadis , enivré d’herbes folles qui donnaient le tournis mais qui jamais ne faisaient perdre la tête. Alors, que peut bien raconter cette histoire ?

06 07 2023

AK

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