Comme ça ne paraîtra jamais, j’expose : « le temps »

Le temps

Je replie mon bras gauche, celui que le poids de ma montre ankylose, regarde les aiguilles quelques secondes, la trotteuse tourner. Je me rends alors compte que c’est indéniable : j’ai pris un sacré coup de vieux ! Cela fait trois heures que j’attends, un bouquet de lilas d’Espagne piqueté de roses saintes de Lima dans la main droite, sous ce porche qui abrite certainement tous les passants sortis sans parapluie, des crétins comme moi qui ne s’intéressent à la météo que quand les typhons se réduisent à des tempêtes tropicales avec des cocotiers penchés et des villes dévastées, spectacle terrible s’il en est, comme est stupide le fait de sortir sans parapluie un jour de novembre quand on a rendez-vous avec, croit-on, l’amour, ou tout autre formulation adéquate exprimant le plaisir d’un homme et d’une femme sous l’emprise de turbulences libidineuses, emporté par un cyclone sentimental et érotisant.

Attendre. Un des verbes les plus rudes de la langue française. L’Homme passe une bonne partie de sa vie à attendre, au même titre qu’il dort, travaille, fornique et passe son permis de conduire. Il attend beaucoup des autres, il attend le bus, sa majorité, de passer à la caisse ou au guichet, il attend sa retraite, un geste, une subvention, la fin du mois, il @-tend son bras ankylosé par la sébile qu’il secoue face aux autres dont il attend la charité, il attend d’en savoir plus pour prendre sa décision d’y aller ou pas, il attend les vacances et le printemps, il attend l’héritage, les prochaines élections, le résultat du bac, des courses, du loto. (cette phrase est vraiment d’une clarté solaire !) Bon, d’accord. Mais pendant ce temps, qui fait tourner la machine, qui conduit le bus, qui scanne le paquet de spaghetti, qui signe le chèque, qui verse son écot dans la sébile, qui part en retraite, en vacances, qui vote, qui atteint la majorité, qui perd au loto, qui hérite des dettes du parent décédé , hein ? Je vous vois venir, contrairement à celle que j’attends depuis trois heures de l’après-midi, six heures à ma montre et le bouquet qui tourne de l’œil dans ma main droite, je vous vois venir mais soyez-en sûr, n’attendez aucune réponse de ma part à ces questions, faites plutôt comme moi, mettez en pratique votre attente, donnez rendez-vous à de belles femmes au 12, rue Lautréamont, le seul endroit de la ville qui ait un porche digne de ce nom, et laissez-vous gagner par l’ankylose et le parfum mystique des roses de Lima et du lilas d’Espagne, impassible sous les rafales de vent et les averses terribles du mois de novembre. Alors vous commencerez à comprendre.

Comprendre qu’il n’y a rien à attendre, ni personne. Que ce qui doit arriver arrivera : le bus s’arrêtera si vous lui faites signe, si vous faites le geste qu’il comprend (le bras d’honneur est déconseillé), la majorité viendra aussi, tant vous désirez vraiment acheter légalement du tabac, de l’alcool et vous ruiner la santé, malgré votre stature et vos délires adolescents en pleine révolution, le paquet de spaghetti sera scanné par votre copine qui s’est trouvé ce job pour poursuivre ses études, sans « attendre » que papa et maman se sacrifient pour elle (et donc pour vous, indirectement), et puis les pâtes, c’est bon et d’un prix abordable (mais le gaz, l’eau et le sel sont hors de prix). La fin du mois, quand elle approche, est aussi proxime que le début du mois suivant, restez optimistes, la queue au guichet avance, dites-vous que l’héritage est pour bientôt, chatouillez les pieds de Papi pour lui faire avouer ses péchés, fouillez dans les tiroirs de son bureau pour vous assurer de la non-présence de reconnaissances de dettes, faites de même dans les cabinets, soyez optimistes, votez pour ceux que vous détestez le plus, vous aurez toute latitude pour râler et manifester votre mécontentement quelques années durant – attention à l’option : régime imposé par le vainqueur- (sauf si vous changez d’avis ou de vie ou de statut social entre temps), continuez à jouer au loto avec enthousiasme et réjouissez-vous de faire partie de cette masse globuleuse (cloud) qui perd en s’exclamant ben mince, il m’en manque juste un, c’est con, on serait partis en vacances à Moliets, c’est pas encore la saison des typhons, dans les Landes, Ginou ? Allume le poste,c’est l’heure de la météo, et mon bras gauche est ankylosé. Trois heures à faire la manche, c’est pas une sinécure, ma Ginou, et les gens, planqués sous leur parapluie, qui font semblant de ne pas te voir, ne te demandent rien, même pas l’heure, même pas comment s’appellent les fleurs du bouquet que tu tiens dans ta main droite, lilas d’Espagne, c’est joli, ça fleure bon les vacances, enfin en ce moment ça pue sévèrement la crise que personne ne voudrait supporter ici, au 12 rue Lautréamont, et l’affichette de Rose de Lima, première sainte du continent sud américain, ils s’en tapent le coquillard !

– » Bon, c’est bien joli, mon Choupinet, mais je n’ai rien compris à ta démonstration. »

– » Attends, Ginou, je reprends et tu vas comprendre »

– » Certainement pas, je n’attendrai plus une seconde, et c’est toi qui va comprendre : mets le couvert !  »

AK

4 commentaires sur “Comme ça ne paraîtra jamais, j’expose : « le temps »

    • Ce @ est un espion russo-chinois. Pas la transcription du Automatic Transmission.
      Dans la tête tu es encore jeune Ìm Kopf, bìsch noch jung (pour tes prochaines vacances en Alsace !)

      J’aime

Laisser un commentaire