La porte ouverte

La porte était ouverte et le courant d’air m’a emporté vers le port où m’attendait Lula. Les avions bourdonnaient au-dessus de nos têtes, mais la rue était calme et les premières feuilles mortes crissaient sous nos pieds. Lula m’avait rejoint à l’entrée du bar le « TaKaCroire », les branches moribondes battaient le flanc des immeubles, qu’il faudrait tous un jour reconstruire. Bras dessus bras dessous, nous marchâmes sous la bruine, insensibles aux drones silencieux qui balayaient le ciel, sans briser nos mains fermement enlacées. C’était ainsi. Quand Lula m’a demandé s’il restait encore une fontaine pour boire de l’eau potable, je lui ai répondu « non ». Tout a été détruit. Rassure-toi, on est vivants, ne tremble pas, tu as peur ? N’y pense pas, en occident ils regardent des inepties à la télé, si tu savais !

J’avais dégoté dans la soirée un fond de rhum cubain dans un bar aux infrastructures encore fumantes, et ai tendu la bouteille à Lula : « tiens, vide-la, c’est un remède efficace contre la peur. » Elle a pris le flacon et a renversé sa tête en arrière pour boire une goulée. Elle avait un long cou magnifique, et les arcs de ses mâchoires bien arrimées aux pommettes de ses joues me firent naître une émotion dont j’avais oublié le nom. Je crois que le terme qui accompagnait mon sentiment subit se nommait « coup de foudre amoureux ».

Le port était silencieux et la mer, noire. Les bateaux semblaient dormir, être mis au radoub, mais peut-être n’y avait-il plus de bateaux dans le port. La lune était croissante et sa lumière suffisante pour trouver un banc, malgré que l’électricité ne soit plus présente depuis des semaines. Nous étions devenus nyctalopes. Les pipistrelles volaient, ou les drones, qu’importe, le clapotis de l’eau devenait inaudible par rapport à nos battements de cœur réciproques. Nous vîmes sous la lueur lunaire que des cordes avaient été tranchées des bittes d’amarrage. Seul un canot frétillait comme un drapeau blanc séchant sur un étendoir à linge. C’était peut-être ça, la porte ouverte et le courant d’air qui nous emporte, Lula. J’allumai un briquet et me mis à rire : « tu sais comment s’appelle ce canot ? Le TakaCroire ! ». Il devait mesurer six ou sept fois la taille d’un « optimiste », était muni comme son petit frère d’une voile, mais avec cet atout de conserver à son bord trois bouteilles de vodka polonaise non entamées et quelques harengs de la Baltique ainsi que des concombres masqués de la ferme Mandryka. En un déclic nous prîmes possession de l’embarcation. Lula trancha les liens avec ses dents et je hissais la voile en murmurant pour ne pas attirer l’attention des drones: « en route pour le monde libre ! »

Nous dérivâmes plusieurs semaines avec nos maigres réserves, et lorsqu’ enfin j’aperçus le trait de côte se dessiner sur une île lointaine et chaleureuse la main de Lula vînt se poser tendrement sur mon bras. Nous étions épuisés, certes, mais tellement amoureux que la voix qui me parvenait aux oreilles me parut être celle d’un ange. Puis la main me secoua. Ce n’était pas celle de Lula. « monsieur K, je m’appelle Christine, je suis votre infirmière. Habillez-vous rapidement, une ambulance vous attend pour vous emmener à l’HP. »

« Attendez, où est Lula, le port, le bateau ? Ne me dites pas que cela n’a pas existé, je ne suis pas fou. »

–  » Non, monsieur K, vous n’êtes pas fou, juste profondément traumatisé . C’est souvent ce qu’il arrive quand les portes sont ouvertes et que passent les courants d’air dans la mémoire des fous qui cherchent à fuir la guerre. »

05 09 23

AK

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