les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Il est assis sur la banquette de l’arrêt du tram. Le prochain passage de la rame est dans dix minutes. La pluie commence à tomber et d’autres usagers viennent se réfugier sous le petit abri, où il est assis depuis une heure, depuis qu’il a perdu la notion du temps perdu. Sans déranger personne, il tourne ses pouces en comptant les tours entre sa main gauche et la droite. Tous les quarts d’heure il sort de la poche de son pantalon un paquet de tabac blond pour se rouler une cigarette. L’abribus est orienté est-ouest, et l’air y circule dans le sens des trajets. Ce matin, c’est l’aller. Il ne fait pas très chaud, ce qu’on appelle dans le coin le début de l’automne, bref un jour gris comme les autres, en cette saison.
Comme l’abri est restreint, les gens s’agglutinent, évitant de justesse la pluie qui dégringole. Lui ne bronche pas. Son paquet de tabac est protégé par un fin film de plastique et ses mains sont agiles comme les pouces de ses mains. Seulement, quelques gouttes de pluie sont tombées sur son papier à rouler. Elles forment une guirlande quand il tente de les extraire de leur fourreau vétuste. Elles se collent entre elles comme si elles avaient peur de partir en fumée seules. Et lui déroule ce malentendu que devient cette farandole de papiers scotchés les uns aux autres, solidaires.
Il se remémore la formule «diviser pour mieux fumer » qu’il a vue inscrite sur un mur un soir en rentrant chez lui ou chez quelqu’un d’autre, quand il lui arrivait de compter les quatre pouces d’un corps féminin. Les gens agglutinés sous l’abri ne le regardent pas, il est là tous les jours à se tourner les pouces. Mais le papier à cigarette est humide et revêche, ne lâche rien. Pas un ami pour l’aider, tous sont partis de l’autre côté des mondes, dans ces lieux où la mémoire parfois grave des mausolées de cendres, de vent et des charrois d’oublis. Le papier à cigarettes est collé lorsqu’un vieux type vient s’abriter sous cet espace qui se dilate comme un hall de gare bondé un jour de grève ; le vieux lui tend soudain une feuille de papier sèche pour nourrir son mégot à venir. L’étrange personnage sourit et lui montre d’autres feuilles cachées dans son imperméable. Ce que le récipiendaire ignore, c’est qu’il s’agit du diable en personne qui lui offre cette feuille blanche en gomme arabique naturelle pour rouler sa cigarette.
L’horloge indique que le tram arrivera dans trois minutes et qu’il est interdit de fumer dans l’habitacle, sous peine d’amende et de regards haineux des autres usagers. Il attendra la prochaine vacation, maintenant qu’il s’est fait un pote et que la pluie a cessé. Le temps que ses propres feuilles sèchent et qu’il puisse rouler ses pouces sur le trajet de son immobilité. Quant au diable, il est monté dans le tram et vend à la sauvette des tickets de transport sous forme de blancs seings aux passagers d’un certain âge.
19 09 2023
AK
Cela fait plus de dix ans que je ne fume plus, mais j’éviterai quand même de monter dans un tram.
Le dessin du 18/8/18 est super !
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C’est un dessin de Tomi Ungerer, superbe dessinateur (entre autres).
Mort d’Antoni Gaudí: Dernier adieu
Il mourut le 10 juin 1926, renversé par un tramway alors qu’il faisait, comme chaque soir, le trajet entre l’église de Sant Felip Neri et la Sagrada Familia.
Il vaut mieux être DANS un tram que le regarder passer…
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