Yerkov

Il dormait près de moi et quand dans son sommeil la peur le taraudait il se retournait et m’enveloppait de ses bras. Il était de ceux qui meurent sur les champs de bataille car ignorants de ce que la vie inflige aux innocents. Il s’appelait Yerkov, comme en occident on s’appelle Durand. Comme nous ne parlions pas la même langue, je lui dis que je m’appelais Smith . Ainsi sa bouche en me nommant esquissait sur ses lèvres un sourire.

Yerkov venait d’un de ces profonds pays où le bétail en hiver tient chaud aux éleveurs. Les prairies que balaient les vents glacials rapprochent les animaux des hommes et tous luttent contre les frimas en se regroupant dans des yourtes que seuls les touristes fréquentent à la belle mais courte saison. Quand son visage se tourne vers le mien, ses yeux bridés et son teint évanescent de cavalier des steppes trahit cet a-priori stupide entre mongol et mongolien. Il me sourit prononce un Smith qui coule sur ses lèvres comme un verre de whisky écossais. Il va mourir cette nuit, je le sens. Autour de nous le néant. Le néant, celui qui ne s’apprend pas en cours de philosophie, ni dans le discours de toutes les méthodes que l’on enseigne. Le néant est à côté de moi un être de chair et d’os qui va mourir ce soir, ou cette nuit. Ses blessures et sa douleur sont les fruits de la guerre.

Ainsi, les deux éclats d’obus qui éclaboussent mon visage au niveau des lèvres ne ressemblent en rien à l’homme qui riait de Victor Hugo, sauf l’aspect tragique et vulnérable de la chair à canon qui nous a menés, Yerkov et moi, dans ces tranchées plus profondes qu’un tombeau.

Un intense brouillard se glisse dans la nuit, la sueur des hommes et le bruit des canons, le chant liturgique des curés psalmodiant que tous les hommes sont frères, qu’en penses-tu, Yerkov, est-ce de nous que parlent ces planqués ? Bien sûr, il ne comprend pas ce que je lui dis, la tour de Babel s’est effondrée il y a belle lurette mais l’IA va renouer le dialogue entre les peuples par des mascarades d’intonations, de mouvements de lèvres, de paroles perverties. Un monde unique, géniteur mais n’ayant rien d’humain, un concept étonnant qui absentera l’homme de toute velléité à laisser son empreinte sur une planète dont il a tout emprunté et est incapable de rembourser la moindre poussière, le moindre caillou qu’à présent il suce pour retrouver le chemin de sa vie passée.

Yerkov râle. Son flanc gauche ne saigne plus mais une nuée de mouches suce son thorax. Je lui tends ma gourde, il la refuse. Je comprends dans son geste qu’il me dit « garde l’eau, la guerre n’est pas finie, moi je vais mourir ici dans quelques heures. »

Hier encore nous étions lui et moi, ennemis. Pourquoi, pour quelles raisons d’état, autant l’un que l’autre l’ignorions. Yerkov a trop avancé dans la nuit et a tenté de déserter. Les balles de l’arrière ont eu sa peau et mes bras adverses l’ont recueilli ; Je ne sais de quelle province de Sibérie il vient, combien de chèvres de moutons et de camélidés composaient son cheptel, quels chevaux chevauchait-il dans les plaines, la toundra était-elle partie prenante de sa vie, les loups, les vastes espaces où jamais je n’irai, il me les racontait et je n’entendais qu’eux, sans percevoir les moindres intonations de ses râles.

Il est mort dans la nuit. Et moi, dans la tranchée, je guette d’autres « guerriers ».

24 09 2023

AK

7 commentaires sur “Yerkov

  1. J’y étais. Très beau texte sur le cynisme de la vie. On pourrait aussi bien dire d’autres choses si on transpose ton texte à la triste réalité de cette guerre aberrante. Je sais ce qu’elle inspire à nombre d’entre nous…

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    • Voilà qui m’inspire un commentaire: « je ne croirai en dieu que quand il aura supprimé la guerre, la faim, la corruption, le clergé (de toutes obédiences), la misère sous tous ses aspects (y compris intellectuels), etc. Donc c’est pas pour demain ! » La guerre ne fait que commencer, même les suisses s’y mettent !

      Le Monde, ce jour : « La Suisse pourra revendre à l’Allemagne 25 chars de combat Leopard 2 actuellement hors service, mais Berlin ne pourra pas les envoyer en Ukraine. Les sénateurs suisses ont validé la proposition de vente faite en juin par la chambre basse, par 23 voix pour, 18 contre, et 2 abstentions, lors du débat relatif aux crédits militaires, rapporte l’agence de presse suisse Keystone-ATS. »

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