les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Jennifer et moi terminions notre déjeuner dans le jardin, sous les arbres centenaires qui nous laissaient dans la pénombre, à l’abri du soleil ardent, lorsque trois personnes sont apparues au portail, dont nous ne sûmes s’il s’agissait de gardes suisses, de gendarmes ou de pompiers. Je leur fis signe d’entrer et leur demandai la raison de leur visite. Celui qui paraissait être leur chef, car il était grand et possédait un visage a priori plus persuasif que ses deux acolytes me salua d’un hochement de tête avant de prendre la parole :
« Avez-vous une prise électrique, un branchement extérieur ?
J’opinai et lui montrai l’emplacement où se situait celle-ci. Un de ses collègues sortit alors un de ces engins que l’on trouve dans le commerce : un souffleur de feuilles réversible, qui aspire et non ne repousse dans un chahut bruyant les feuilles des arbres et une multitude de déchets familiers. Celui qui était forcément le chef car sa voix était audible dit alors : « Gustave, mets tes doigts dans la prise, pour voir si elle fonctionne ». Le gars s’exécuta et répondit ; « oui chef, c’est du 220 volts. On y va ? »
Le grand opina de la tête et ils branchèrent l’engin. Ce bidule faisait beaucoup de bruit, et quand le-dit chef vint s’asseoir à notre table, il finit par se présenter. Il faisait partie d’une brigade privée spécialisée dans la récupération d’ombres ; c’est à dire qu’il venait, avec sa brigade, aspirer toute l’ombre du jardin arboré des particuliers en pleine campagne pour la redistribuer, contre rémunération, dans les villes où les arbres et la fraîcheur manquaient cruellement.
Jennifer fut la première à réagir. Le vin rosé de ce déjeuner montait encore dans ma tête l’escalier de la sieste de quatorze heures.
« Avez-vous un certificat, une preuve concernant ce que vous faites dans notre jardin ? Demanda-t-elle. Excusez-moi, mais il y a autant d’arnaques sur internet que de malfrats qu’on met à l’ombre que je doute de la légitimité de votre prestation. ».
Le grand escogriffe ne se démonta pas. Il sortit d ‘une de ses poches intérieures un papier plastifié et, d’une autre, une carte d’inscription à Pôle Emploi. Sans doute un breton me susurra Jennifer, c’est une vieille ruse pour amadouer les princesses, en Bretagne, mais ils avaient un cœur d’artichaut, comme le disait Artie Shaw .
« Madame, nous sommes envoyés en tant que sous-traitants par le service de l’Urbanisme afin de modifier les erreurs du Passé en redistribuant de vastes zones ombragées sur les places publiques des villes et des villages, voilà tout.Vous savez bien que les places publiques des villes sont devenues des déserts brûlants faute d’arbres de hautes tiges. Les places urbaines sont de vastes espaces pavés de dalles de marbre parfois local, de granite du Portugal, et de bancs en plein soleil qu’un lampadaire solidaire , selon l’heure, vient apaiser et offrir par sa maigre présence un trait de fraîcheur pour les mamies qui suffoquent chez elles. Nous avons donc été chargés de récupérer l’ombre de vos plaisants jardins arborés pour réinventer une douceur de vivre dont la cité manque, ce que certains nomment l’enfer urbain. C’est le partage social qui désormais s’opère entre ville et campagne. Mais n’ayez aucun souci, les vaches continueront à paître dans les champs. Nous n’irons pas faucher le blé OGM comme le firent les écologistes en leur temps. Nous, c’est soft power. »
Il but une gorgée de rosé. Puis appela : « Gwenn, tu en es où de la collecte ? Ne traîne pas, on a encore deux jardins à faire ! » Gwenn, c’était le troisième larron. Il avait de belles oreilles à la Aliboron, et le visage poilu comme un vieux singe qui soliloquerait perché en haut d’un arbre, un cousin de saint Siméon Stylite. Au bout d’une heure le bruit infernal de la machine cessa. Ne restait qu’un cercle d’ombre autour de la table ronde où nous avions déjeuné. Il était trois heures et le soleil au zénith semblait nous maintenir dans cet ilôt de fraîcheur relative d’où nous ne pouvions nous évader. Le trio ramassa ses affaires, débrancha le cordon électrique et quitta les lieux comme ils y étaient entrés.
Jennifer et moi eûmes alors l’impression tenace de nous être fait gruger. Des inconnus entraient chez nous, aspiraient tout notre espace ombragé et disparaissaient sans même laisser une invitation à nous rendre gratuitement au spectacle en ville qui ne manquerait pas d’être le plus magnifique de la saison. Je l’avais lu dans la presse locale : « ce soir en ville une pluie d’étoiles dès la nuit tombante se déroulera sur la grand place pour la fête de la musique. Vous pouvez venir en famille, mais laissez les arbres dans vos jardins. » Jennifer me regarda. J’attendais son verdict. Il fut rapide : « bon, on ne va pas se laisser berner par ces abrutis, chéri. Ce soir, quand les lumières de la ville scintilleront, nous découperons dans notre jardin des morceaux de nuit qu’ensuite nous répartirons au pied des arbres centenaires, puis autour de la table ronde, et nous en recouvrirons même les chats qui souffrent de la chaleur, et comme aujourd’hui demain sera identique à ce petit paradis. Au fait, as-tu mis un peu de rosée au frais ? »
17 06 2022
AK
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