les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Cette affaire date de la semaine dernière, très précisément de vendredi, soit six jours après que la femme qui vient m’aider à remplir mes taches ménagères m’ait rendu visite. Voici les faits : nous étions en train de vider les placards, entre autres activités sportives et nécessaires, lorsqu’elle a retiré quatre pots de confitures de l’étagère supérieure du garde-manger et me les a tendus. Leur apparence ne dissimulait aucune inquiétude quant à leurs valeurs nutritives et gustatives, c’était un fait sur lequel mon esprit tatillon émit cependant un doute. En effet, ces confitures avaient été confectionnées par mon épouse avant qu’elle ne me quittât en cette fin d’été suite à de nombreux accrochages dans notre couple et à la rencontre qu’elle fit d’un homme dont je ne connus que plus tard les bienfaits qu’il lui prodiguait durant mes absences. J’appris la nouvelle quelques semaines plus tard par des ragots que quelques grenouilles de bénitier répandaient dans le village.
Quand, ne pouvant suffire seul à m’occuper des affaires ménagères et du jardin, et d’autres activités intimes, je trouvais Suzette, une femme jeune et dynamique, et l’embauchais quelques heures par mois pour me porter assistance dans ces routines qui m’étaient devenues étrangères tant mon épouse les exécutait auparavant avec constance et célérité, me refusant de manière autoritaire tout accès à un fer à repasser ou une poêle à frire, sans parler de l’électro-ménager qu’elle se targuait de savoir être la plus expérimentée à utiliser. Alors, pensez à la confection des confitures, récolte des fruits, temps de cuisson, mise en bocal ; ce n’était pas mon domaine, disait elle, et ainsi les étagères se remplirent de pots remplis des nombreux fruits du jardin (cerises, framboises, prunes, figues) et d’autres achetés au marché local (abricots, rhubarbe, pêches de vigne …).
Suzette mit sur la table de la cuisinette un échantillon de pots qui représentaient un tant soit peu une infime partie de la production pluriannuelle, car il faut bien se dire que cueillettes et mises en conserve se comptaient en années de production. La plupart des pots étaient périmés, les dates et leur contenu effacés, le moisi régnait sur nombre d’entre eux comme des princes sans espoir de couronne ; en deux mots, la majorité de la production était hors service.
Cependant, sur l’étagère inférieure du meuble, trois pots présentaient un aspect tout à fait légitime de gourmandise : la date de fabrication et l’hermétisme des pots étaient de bon aloi, ce qui amena Suzette à me dire : « ceux-là doivent encore être bons à déguster, de plus j’adore la confiture de figues ».
– »Si vous pouvez m’en débarrasser, je vous les donne sans problème » dis-je.
Ainsi partit elle avec ces trois pots ce vendredi là. J’étais content pour elle qu’elle apprécie ce petit « plus » qui agrémenterait son petit-déjeuner durant quelques jours.
Mais aujourd’hui, il est quinze heures trente et Suzette n’est toujours pas là. Plus d’une heure de retard, alors qu’elle est toujours ponctuelle comme une montre suisse (genevoise) et qu’elle me fait « coucou » quand elle arrive. Je m’inquiète. Je l’appelle. Au bout du fil sa voix est rauque et elle s’exprime avec difficulté. J’apprends alors qu’elle est à l’hôpital, qu’il y avait de la strychnine dans les pots. Un médecin est venu en compagnie d’un inspecteur nommé Figueras (un catalan) pour enquêter, car ce n’est pas habituel qu’une aide-ménagère soit intoxiquée par de la confiture de figues, quand on connaît tous les produits nettoyants que ces femmes manipulent chez les personnes âgées qui ne sentent pas l’eau de Javel ni le savon noir ou le vinaigre blanc. L’inspecteur va vous rendre visite, pour comprendre la situation me dit-elle.
Effectivement, l’inspecteur Figueras est venu frapper à ma porte. Il a commencé, après les présentations d’usage, à reluquer, ouvrir et sentir un vaste échantillonnage de pots de toutes tailles, et au final n’a rien décelé de particulier.
« -votre femme vous a quitté, n’est-ce pas ? m’a-t-il demandé »
« -c’est exact. Depuis octobre dernier, soit l’année dernière. »
« -en connaissez vous la raison? »
« -je crois qu’elle avait un amant . »
« -je vous rappelle que vous pouvez, dans cette affaire, être inculpé d’homicide volontaire à l’encontre d’une personne innocente bien que dérobeuse de trois pots de confiture. »
« -j’en ai conscience, inspecteur, mais je crois que la strychnine m’était plutôt destinée, et non à Suzette. »
« -Qu’est-ce qui vous fait dire ça? »
« – c’est une vieille histoire, inspecteur. Nous avions à l’époque un chat, et mon épouse détestait les chats. Pendant des années elle a supporté sa présence, mais un jour un jeune surmulot s’est introduit dans la maison et elle n’a pas supporté l’incompétence du minou. Un jour, elle a fait d’une pierre deux coups : le chat et le surmulot. »
« -c’est un peu léger comme argument, non ? dit l’inspecteur. »
« -vous avez raison de le croire, mais tort d’ignorer que les femmes sont cruelles. J’ignore quelle influence avait sur elle son amant, mais les tickets de caisse du supermarché local l’attestent : plusieurs boîtes de ce poison au printemps et toutes vides à la fin de l’été. C’est un indice factuel me semble-t-il. »
« – donc, vous pensez que votre épouse en voulait à votre vie, et non à Suzette. »
« -mon épouse n’avait jamais entendu parler de Suzette, qui n’est venue m’aider ici qu’après le départ de ma femme avec son amant, donc le poison ne lui était nullement destiné. »
« – c’est logique, répondit l’inspecteur Figueras en se caressant les moustaches. Une autre question, si vous permettez : pourquoi une telle réserve de pots de confitures dans tous ces placards ? Vous auriez pu en donner aux gens qui passaient, aux restos du cœur et autres œuvres caritatives, n’est-ce pas ? »
« – inspecteur, comment pouvez-vous dire ça ? Mon épouse aurait alors pu anéantir tout le village et ses alentours, enfin, vous n’y pensez pas ! »
06 05 2024
AK
La confiture, ça dégoulineuh, ça passe par les trous de la strychnineuh…
Bonne soirée, illustre Karouge.
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