les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Parmi les gondoles qui meublent les allées du supermarché, j’ai trouvé un rayon qui était censé vendre du soleil, un rayon de soleils pour s’en mettre plein les mirettes tout en vidant ses poches. L’horizon de la fin de mois me sembla alors lointain tant ce kaléidoscope reflétait de mirages accessibles en tendant simplement la main. Comment résister à cette envie d’en finir en mourant sous les tropiques, allongé sur un transat à l’ombre des palmiers, accessoirement une piscine sur le bord de l’océan (lequel n’étant pas mentionné sur le prospectus), des serveuses girondes (Atlantiques?) servant avec un grand sourire relooké les cocktails les plus ravageurs, trémoussant leurs fesses et leur poitrine (au moins du 95B, hélas en rupture de stock), sans évoquer les diverses crèmes solaires et celles, glacées, qu’un aimable revendeur vous propose, avec chapeau de paille et kleenex© en option, des tongs pour les enfants (que vous avez fui) ou pour vous, la Chine soutient vos panaris.
Une seconde (d’égarement sans doute), j’ai eu une pensée émue pour le vieux Georges (Brassens), qui voulait être enterré sur une plage donnant sur la Méditerranée, à l’ombre d’un pin parasol, et se retrouve avec vue sur l’étang de Thau. Heureusement, quelques copains dorment aussi dans cet endroit paisible, surtout la nuit quand la circulation urbaine est moins sanguine.
En bout de rayon, un de ceux qui s’éteignent à la campagne à 20 heures, des catalogues proposaient des croisières et des voyages organisés « verts », bons pour la santé et la préservation de la nature, humaine et végétale. Soleil vert , Soleil au vert, Soleil aux vers, toute une gamme de produits alléchants pour un tamanoir, un hérisson ou un adepte de nouvelle cuisine moléculaire, végane, ou gorgée d’insectes riches en protéine (il y avait des recettes de lombrics (élevés en France) et de sauterelles (élevées en Afrique), de pissenlits biodégradables et de champignons sans déchets radioactifs (la date de péremption était en cours d’évaluation : ABCDE). J’ai pris deux boîtes de Corned Beef garanties sans cornes de buffalo ni de plumes amérindiennes, pour le voyage.
Ayant fait mes emplettes (un Caddie© plein), l’ultime frontière était la caisse, son long tapis où votre vie se dévoile quand vous y étalez vos courses. La caissière, une des seules personnes à qui dire bonjour dans ce genre d’endroit, me regarda. Il faut dire que la bougresse avait un œil perçant (les vols étant fréquents, elle auscultait le contenu des sacs, des jupons et des culottes des clients, pour une prime annuelle aussi ridicule que les déboires dans cette profession ne sont pas assimilables aux pourboires dans d’autres, toutes aussi mal payées. Ses doigts scannaient à la vitesse grand V, dommage que je ne sois pas un patient impatient dans un centre hospitalier Uberisé © ?
Juliette (son nom était brodé sur son habit, en tant que responsable de caisse 3 labellisée par la direction, avec cinq ans d’ancienneté, (ensuite on verrait). Elle posa sur moi un regard attendri, mais empreint d’un doute existentiel : « Vous n’avez pris que des rêves dans votre chariot et aucune nourriture terrestre, monsieur. Est-ce bien raisonnable, à votre âge? »
Je ne sus que répondre. La caissière venait en parfait contrepoint sur mes achats de rêves, mes intentions intimes d’en finir avec la réalité qui pesait sur ma désespérance de navigateur dans les allées d’un supermarché dans lequel l’inaccessible était à portée de main, une pensée pythagoricienne où l’abscisse au carré rejoindrait la somme aussi carrée des deux côtés adjacents dans la même situation, où Thalès rendrait deux grandes surfaces différentes en tailles égales en plaçant une adroite ligne, ou l’énergie ne serait plus cette masse de consommateurs pressés d’en finir avec la célérité des achats fortuits, comme le sont les illusions riches en promesses et dénuées de nécessité.
J’aurais pu lui dire : »occupez-vous de vos affaires, j’ai une carte bleue. Et puis, arrêtez de vous peindre les ongles, ça attire les vieux de mon âge. » Mais en lançant un rapide coup d’œil sur mes achats, curieusement les soleils se sont éteints. Seuls les yeux de la caissière brillaient. Nous aurions pu naviguer ensemble sous les tropiques, discuter en buvant des cocktails, en contemplant les vagues de l’océan (lequel?), en fermant simplement les yeux plutôt que dans ces lieux où mieux vaut ne pas les ouvrir sur les tuyauteries, les faux plafonds et les horaires sans saison des mains qui prennent, scannent, des ouvrières qui disent bonjour et au revoir (parfois bonne journée). Sans parler des autres employés (une autre histoire).
Il faut toujours, pour récompenser les lecteurs, que l’histoire se termine bien. Sauf que Juliette s’appelait Éliane, et qu’elle tapinait la nuit vers la gare saint Lazare (rue de Budapest je crois). Ce fut la dernière fois que je l’ai rencontrée. La nuit éteint tous les soleils, seuls les faux diamants et les réverbères demeurent, dans d’autres supermarchés, ouverts toute la nuit.
28 05 2024
AK
Du grand AK !
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