Nuit d’un noctambule.

La nuit venait juste de descendre sur la ville, l’heure pour moi de
grimper les trois étages de mon petit appartement d’où l’on ne
voyait pas les étoiles, car il n’y en avait qu’une, allongée dans
le lit. C’était, il faut l’avouer, une étoile dont seule la lumière
brillait dans ses yeux, car sous ses paupières aux cils démaquillés,
elle était déjà éteinte depuis des années, image fuligineuse de
danseuse aimée devenue mèche de bougie calcinée, comme l’est la
vie de ces femmes qu’on aime un soir, quand la nuit descend sur la
ville et que seuls des maquereaux plantés sous les réverbères vous
indiquent la direction des amours sans lendemain.


Pourtant elle était là, remuant de son souffle régulier les draps dans
lesquels je pensais m’allonger à mon tour, seul, ignorant par quelle
magie s’y trouvait cette femme assoupie, ronflante, d’une haleine
méphitique à faire fuir tous les ivrognes de la planète.


Dans une autre vie je me souvins avoir perdu mes clefs de l’appartement
dans les toilettes d’un bastringue et utilisé celles que j’avais en
réserve dans ma poche et aussi dans le vide-poche de ma voiture, ce
qui est toujours utile quand la nuit descend sur la ville et que les
femmes et les barbots traînent sur les trottoirs. Sur l’une de ces
clefs je sais que j’avais écrit mon numéro de téléphone, et que
quelques jours plus tard un appel, puis deux ou trois, m’avaient
interpellés sous différentes formes. Notamment une agence
d’assurance qui se proposait de faire un devis sur je ne sais quoi et
ne me demandait que mon adresse pour en dresser le montant des
échéances selon les risques induits. La voix était douce et calme,
et j’avais donné l’information sans y prêter attention.


Y avait-il un lien avec l’intrusion de cette femme dans mon lit ?
Certainement. Cela faisait belle lurette que je n’avais pas suivi le
chemin des lampadaires et toutes les embrouilles que la féminité
avait placées dans mon chemin de vie d’employé modèle (et
modelable), d’homme moderne comme il s’en rencontre partout dans les
rues éclairées de la ville et des esprits qu’on y croise, raison
pour laquelle j’aime remonter les trois étages de mon logis à la
nuit tombée.


Passé mon étonnement, j’ai observé ce corps que les draps enveloppaient,
en ai analysé les rondeurs, les vallons et les proéminences
masquées, le parfum extatique et les miasmes sans doute issus de
bacchanales précédentes. Pourtant, je fus attiré par ces formes
voluptueuses et tranquilles. Ma fatigue et le maigre repas que
j’avais avalé vers dix huit heures, « à la belge »,
tendaient plus au sommeil qu’au réveil d’un désir que les curés
nomment démoniaque : le cannibalisme de l’amour charnel. Et
j’avais faim. Tel un lion chassant une antilope, tel un crapaud
devant une princesse imbaisable depuis des lustres (à cause de la
pénurie de conteurs), bref l’envie spontanée de réveiller le démon
qui sommeillait en moi depuis tant de nuits, tant d’étages montés
et descendus dans le cœur de la ville dès que brillent les étoiles
invisibles, alors que dans son lit l’une d’elles roupille et ronfle,
le mascara défait de ses cils, le rouge à lèvres répandu sur le
drap du dessus, les vêtements jetés en vrac au bas du lit,
soutien-gorge et culotte sur le dossier de l’unique chaise, et
tout-à-coup l’horloge de l’église voisine qui sonne douze coups,
moi qui m’apprêtais à en tirer un seul, et la magie qui installe sa
réalité : dans le lit moisit une citrouille. Il ne faut pas
trop picoler avec ses potes du jardin ouvrier, surtout quand on
rentre chez soi et qu’il faut planquer sa récolte aux yeux de son
épouse, qui vous croit de retour du bureau (après une rude journée,
et vous demande de sortir la poubelle avant que la nuit tombe).
Alors, à la lueur des réverbères, on jette sa bien-aimée dans le
bac à ordures, sans éveiller les soupçons.

03 09 2024

AK

https://www.youtube.com/watch?v=WX8pzwtwlX8

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