John, chronique d’un fait d’hiver.

L’hiver approche s’est dit John en mettant les mains dans ses poches. Les deux étaient vides, mais ses couilles encore chaudes, ce qui le fit sourire. Passeraient-elles ce foutu hiver ? Maintenant qu’il avait franchi la cinquantaine, il connaissait toutes les saisons qu’avait accumulées sa vie de clochard ambitieux. Il avait appris sous les porches et les ponts de Paris, puis plus tard en d’autres lieux près des fleuves où coule la vie tranquille des bourgeois, que l’automne était la saison idoine pour changer la couleur des cheveux, mais dans le sens fondamental de la réalité : brun, blond, roux puis gris gris cendré blanc et enfin de la couleur que ces poils prendraient à leur guise, dans leur tombeau, tout en poussant encore vers l’éternité et le coiffeur barbu qui siégeait là-haut.

La vie de John, il faut l’admettre, n’était pas un Enfer, bien qu’il fut à une époque apache dans les fortifs du nord de Paris et cheyenne laveur de baies vitrées en haut des buildings à New York (voir Didier Decoin pour plus de biographie). Quand le premier jour d’automne est arrivé il comprit que son fourbi coincé dans la cabine téléphonique du 5e arrondissement ne passerait l’hiver qu’à cette condition : qu’il dégage (l’option « qu’il meure «  étant aussi envisagée). Il comprit qu’il était temps de déguerpir, et revêtit ses jambes maigres de quatre paires de chaussettes aussi trouées que ses économies, de trois chandails miteux et mités, deux pantalons rapiécés à la mode parisienne et un gros litron de jaja pour la route, à condition qu’elle opère une halte à chaque carrefour. Vite vite, ou bistro bistro comme disent les russes alcoolos.

Mourir était pour lui comme un dentier moqueur, qui interprétait l’humeur du temps et de la politique : se montrer au peuple des sans-dents, le cou enserré dans une cravate en soie, puis par le même artifice des gencives promptement meublées, la corde qui pendrait au col de tout individu rebelle.

John sait que l’hiver approche. Il n’a pas de proches ni de proximité avec le genre humain, de plus ses poches sont vides (et ses bourses chaudes). Il a une chatte, une « pelozozza », une pelue, qui comme lui a croqué du rat une nuit, quand la Covid vidait les rues de ses passants et la mendicité de ses humbles donateurs. Elle garde la cabine téléphonique pendant qu’il va faire l’aumône au sortir des cinq sectes religieuses du quartier, ce qui prend, il faut en convenir, plus de jours dans la semaine que d’espoir dans une vie entière. Demain le cagibi sera démoli, une affichette a prévenu ce piètre locataire ; la terre est vaste pour les misérables, et l’Angleterre à deux heures en TGV. Voir le bout du tunnel après de longues années de manche est son ultime espoir. Mais la grève sévit gare du Nord et les plages calaisiennes sont envahies de gredins qui pratiquent le vol à voile , certains avec les vêtements de leurs femmes. Et puis, surtout, il faut payer le passage et John à aucun prix ne se séparerait de sa chatte, sa compagne indolente et gardienne de ses esprits. Tous ces jours et ces nuits passés dans la cabine téléphonique, à percevoir des appels intempestifs venus d’anciennes colonies, ces régiments d’algorithmes qui frappent et bipent dans les oreilles des plus démunis, comme un appel divin : personne au bout du fil, le barbu là-haut peigne une girafe, coiffeur céleste aux gestes lestes et baisers dans le cou, sacerdoce paisible tant que l’on n’est pas pris.

L’hiver approche et les mains de John tremblent. Ses poches trop usées laissent ce soir passer un vent follet d’éternité, frais comme ses bourses qu’il sent soudain glacées. Demain la cabine sera retirée, remplacée par un rond-point et quelques plantes arbustives, un aménagement urbain inutile mais réel. Sous le flux des véhicules qui tourneront autour une trace noirâtre faite de crasse et de déchets vestimentaires marqueront cet endroit de l’absence d’un homme, un clochard ambitieux qui avait fui la vie des autres et avait disparu un jour, un jour dont personne ne se souvient, sauf peut-être sa chatte, qui mange, par vocation et faim, des rats, dans ce coin de Paris.

27 09 2024

AK

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