Jus d’Orange

Vendredi dernier, Camille*, 40 ans, se rend compte que son téléphone portable ne capte plus de signal et que sa box ne reçoit plus internet. « Dans un premier temps, elle ne s’est pas inquiétée plus que ça. Mais dès le lendemain, nous sommes allés en boutique pour tenter de comprendre la situation », retrace Pierre*, son compagnon. C’est là que l’histoire sort de l’ordinaire. Face au couple, la conseillère indique ne pas disposer de dossier au nom de Camille. « Ma compagne a alors appelé le service client qui a osé lui dire ‘’madame vous êtes décédée’’ », poursuit le mari. (la Presse locale)

Parfois on se demande par quelles illusions notre vie s’enregistre, Mina. Depuis que dieu est mort les vieux (qui ont ou pas lu Nietzsche) eux-mêmes ont oublié son existence et leurs croyances se sont réorientées vers les appels synthétiques nécessaires à leur survie, qu’englobe cette virtualité entretenue d’images et de messages courts, de figurines formatées qui parfois gesticulent sur l’écran rétréci, rétréci comme la communication réduit la présence physique et les relations entre deux individus vivants en chair et en os qui se font face et souvent se détestent.

Mina, tu me demandes sans doute pourquoi deux personnes assises à la même table, peuvent se détester, alors que toi et moi nous nous rencontrons pour la première fois, par le biais d’un site de rencontres dont l’abonnement est gratuit et les mensonges permanents. Nous savons l’un et l’autre que Mina et Fabian ne sont pas nos vrais prénoms, cela fait partie du jeu. Nous savons que nos photos de présentation datent d’une dizaine d’années et que nous avons encore des addictions diverses, comme lorsque je prends ta main et que toi tu allonges ta jambe sous la table et caresse mon mollet.

Pourtant, nous sommes morts, et nous nous détestons car c’est notre unique point commun. C’est le service client du hasard qui s’installe dans l’immédiateté de nos paroles, de nos silences et de nos yeux qui se croisent et se détournent. Nous avons, Mina, peur de soudain nous sentir vivants, car notre histoire présente sort de l’ordinaire. De fait, elle devient illusoire, passagère comme le bonheur instantané d’un rendez-vous troublant mais agréable à vivre. Mina, ta main est chaude et la jambe que tu frôles m’assaillit de pensées érotiques. La cloche du pub tinte, signal que c’est l’heure de fermer. Nous avons beaucoup bu et parlé, raconté notre vie et ses méandres, dans la boutique où nous étions en situation de nous comprendre quand soudain mon téléphone a bippé mot. C’était ma conseillère matrimoniale qui m’envoyait un texto reçu la veille. Elle disposait d’un dossier au nom de Mina T. et avait appris que Mina T. était décédée dans un accident de voiture dans le Luberon, à l’âge de 40 ans.

J’ai relu trois fois le message puis ai levé les yeux : il n’ y avait que le néant en face de moi, pas même l’ombre de Pessoa. Juste le barman qui torchonnait la table et me regardait d’un œil torve. J’ai senti qu’il n’avait aucune velléité envers moi, mais qu’il regrettait qu’un client n’ait pas goûté son verre de jus d’orange. C’est alors que j’ai compris le mot « détestation ».

La prochaine fois, je prendrai rendez-vous avec dieu, ou son fils s’il n’est pas resté coincé aux États Unis, à la Silicon Valley. (avec Mina ou Elon?)

25 10 2024

AK

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