Les mardis de la poésie : Nazim Hikmet (1902-1963)

Don Quichotte

par Nazim Hikmet

Le chevalier de l’éternelle jeunesse
Suivit, vers la cinquantaine,
La raison qui battait dans son coeur.
Il partit un beau matin de juillet
Pour conquérir le beau, le vrai et le juste.
Devant lui c’était le monde
Avec ses géants absurdes et abjects
Et sous lui c’était la Rossinante
Triste et héroïque.

Je sais,
Une fois qu’on tombe dans cette passion
Et qu’on a un coeur d’un poids respectable
Il n’y a rien à faire, mon Don Quichotte, rien à faire,
Il faut se battre avec les moulins à vent.

Tu as raison,
Dulcinée est la plus belle femme du monde,
Bien sûr qu’il fallait crier cela
à la figure des petits marchands de rien du tout,
Bien sûr qu’ils devaient se jeter sur toi
Et te rouer de coups,
Mais tu es l’invincible chevalier de la soif
Tu continueras à vivre comme une flamme
Dans ta lourde coquille de fer
Et Dulcinée sera chaque jour plus belle.

La Petite Fille

C’est moi qui frappe aux portes,
Aux portes, l’une après l’autre.
Je suis invisible à vos yeux.
Les morts sont invisibles.
Morte à Hiroshima
Il y a plus de dix ans,
Je suis une petite fille de sept ans.
Les enfants morts ne grandissent pas.
Mes cheveux tout d’abord ont pris feu,
Mes yeux ont brûlés, se sont calcinés.
Soudain je fus réduite en une poignée de cendres,
Mes cendres se sont éparpillées au vent.
Pour ce qui est de moi,
Je ne vous demande rien :
Il ne saurait manger, même des bonbons,
L’enfant qui comme du papier a brûlé.
Je frappe à votre porte, oncle, tante :
Une signature. Que l’on ne tue pas les enfants
Et qu’ils puissent aussi manger des bonbons.

Les Ennemis

par Nazim Hikmet

Nazim Hikmet

Ils sont les ennemis de l’espoir ma bien-aimée
De l’eau qui ruisselle, de l’arbre à la saison des fruits,
de la vie qui pousse et s’épanouit.
Car leur front marqué du sceau de la mort,
– dent pourrie, chair décomposée –
ils vont disparaître à jamais.
Et bien, sûr ma bien-aimée, bien sûr,
Sans maître et sans esclaves
Ce beau pays deviendra un jardin fraternel!
Et dans ce beau pays la liberté
Ira de long en large
Magnifiquement vêtue
de son bleu de travail.
Ils sont les ennemis de Redjeb, tisserand à Brousse,
Les ennemis de Hassan, ajusteur à l’usine de Karabuk,
Les ennemis de la vielle Hatdjen , la paysanne pauvre,
Les ennemis de Suleyman, l’ouvrier agricole,
Les ennemis de l’homme que je suis, que tu es,
Les ennemis de l’homme qui pense.
Mais la patrie est la maison de ces gens-là,
Ils sont donc ennemis de la patrie, ma bien-aimée.
Nos bras sont des branches chargées de fruits,
L’ennemi les secoue, l’ennemi nous secoue jour et nuit,
Et pour nous dépouiller plus facilement, plus tranquillement,
Il ne met plus la chaîne à nos pieds,
Mais à la racine même de nos têtes, ma bien-aimée.

Biographie (voir le site) : « https://www.poemes.co/nazim-hikmet.html

Nazim Hikmet, (Thessalonique, 15 janvier 1902 – Moscou, 3 juin 1963) était un poète, dramaturge et écrivain turc naturalisé polonais. Qualifié de « communiste romantique » ou de « révolutionnaire romantique », il est considéré comme l’un des poètes turcs les plus importants de l’ère moderne. En 1938, un de ses poèmes est accusé d’inciter les marins à la révolte ; arrêté et jugé, il a été condamné à 28 ans et 4 mois de prison pour ses activités contre le régime, ses idées communistes et ses initiatives internationales anti-nazies et anti-franquistes.(…/…)

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