les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Léna et Jean
Léna saisit le paquet de Craven A sur la table basse, se leva tout en allumant une cigarette, puis se colla dans l’embrasure de la fenêtre ouverte. Le bruit de la rue atténua ce qu’elle me dit alors : « Jean, avec tout ce que tu as vécu, on pourrait écrire un roman. »
J’ai souri. « Léna, la tienne aussi mériterait un bon millier de pages, avec toutes les conneries que tu as faites. » Puis j’ai rajouté : « ce serait le premier tome, vu que des conneries, tu n’as pas fini d’en faire. »
Elle a souri, expulsant de ses bronches la fumée grise de la clope qu’elle serrait entre ses lèvres, et dans le regard qu’elle me lança je ne sus distinguer ce je ne sais quoi de narquois ou de malicieux. Une attitude stéréotypée de ces femmes qui savent ce qu’elles veulent, la dissimule et l’exploite. En l’occurrence je connaissais bien ce regard et le message qu’il portait. Cela peut paraître accessoire et pourtant il avait été le vecteur d’une dispute entre nous. Léna avait argué du fait que je ne cuisinerai jamais les spaghettis à la tomate comme les préparait sa grand-mère, Nonna, chaque dimanche, devant une tablée de quinze couverts, enfants (8), adultes (4) et vieux (3).
J’ai eu le grand tort de relever le défi, y compris pour quinze convives, petits et grands. J’ai tracté les boîtes aux lettres de tout l’immeuble, soit une soixantaine, indiquant dans l’invitation : « enfants sages acceptés, braillards exclus ». Puis « chaises limitées à 15, pas de tabouret ni de strapontin ».
Bien entendu, ce fut un flop complet. Les résidents prenant mon offre pour de la publicité, parmi la vingtaine de flyers qui engorgeaient leur boîte dès l’aube balancèrent tout à la poubelle sans même y jeter un œil. Suite à mes démarches, Léna en remit une couche : « tu vois, tu ne sais même pas attirer les gens, alors la pasta, je ne te dis pas ! » Ce fut la source de notre dispute, lors de laquelle nous nous battîmes à coup de jets de parmesan et de sauce tomate durant un bon quart d’heure, sous les yeux de notre chatte, Minette, qui s’était réfugiée sous l’enfilade de la cuisine, et que la vue de la couleur rouge effraie. Quand aux spaghettis, nous les glissâmes dans des sarbacanes (en fait des pailles rallongées en plastique) et chacun tira sur l’autre en poussant des cris guerriers. Ce fut un rude moment de notre vie commune. Enfin, à court de munitions, nous signâmes un traité de paix virtuel et finîmes dans le lit matrimonial (un héritage de sa grand-mère Nonna).
Mais toute fin engendre le renouveau, et la résurrection, dans un être neuf qui serait censé être un enfant, une femme, etc selon le Dalaï lama tibétain désormais proche de la mort, sauf que les chinois veulent le transformer en un plat de pâtes, afin d’anéantir toute velléité de bouddhisme et d’identité tibétaine pour prendre le contrôle de ce pays déjà conquis, sauf dans son esprit aux traditions millénaires. Comme en Occident on vénère Dieu le Père. En oubliant la pomme et le serpent, le plat de lentilles des deux frangins, le sacrifice du mouton, et, chez les juifs et les musulmans l’interdiction de consommer de la viande de porc non labellisée « faim éternelle » dans les camps de réfugiés.
Léna se leva en faisant frissonner les draps, saisit le paquet de Craven A sur la table basse, se leva tout en allumant une cigarette, puis se colla dans l’embrasure de la fenêtre ouverte. Le bruit de la rue atténua ce qu’elle me dit alors : « Jean, avec tout ce que tu as vécu, on pourrait écrire un journal. »
J’ouvris un œil et dans un demi sommeil je lui répondis : « je crois qu’il n’y a plus rien à dire ou à écrire, Léna, les hommes ont fait tout pour effacer ce qu’ils avaient construit, bâti avec conviction et réalisé pour le bonheur d’autrui. »
« Ne dis pas ça, Jean, nous sommes là, ensemble, capables encore de traverser les champs de spaghettis, de chasser les tomates sauvages et de nous souvenir des Nonna qui passaient leur vie entre la cuisine et la lessive, des hommes qui respectaient la loi de l’égalité des sexes et dansaient dans les bals des rigodons au son des cornemuses et des binious. »
Je fermais les paupières lentement, le grand sommeil allait régner dans mon crâne ; je dis à Léna, dans un dernier clignement d’yeux : « dis-moi, toi qui es à la fenêtre, qu’est-ce que tu vois dans la rue ? Qu’est-ce que tu entends? »(*)
(*) ce soir-là, on dénombra quinze victimes dans l’explosion qui frappa l’immeuble.
02 07 25
AK
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