Boules de pain et belles miches.

J’avais envie de jouer, alors j’ai acheté du pain. Une belle miche, gonflée de mie. À vrai dire, je n’avais pas faim, j’étais comme tous les enfants qui entrent dans une boulangerie et sont soudain hypnotisés par la poitrine de la boulangère, sa bouche épaisse et ses fesses larges, qui demande : « que veux-tu, mon petit ? ». C’est à cet instant précis que revient aux gamins la réponse claire et nette : « une de vos miches, madame. » Alors la bonne femme, qui connaît plus d’enfants qu’elle n’en a fait elle-même, se retourne vers la grande panière, remue un peu ses fesses, tâte la marchandise avec un doigté à la fois sensuel et éloquent, qui fait craquer la croûte sans la briser ni émietter la dorure en surface, bref elle savoure le fruit qu’elle vend à l’enfant qui aura bientôt quatorze ans, renchérit : « tu la veux cuite ou un peu molle ? J’ai vendu celles de la veille, mais si tes parents ne peuvent pas manger celui du jour, c’est moitié prix, mon petit. »

Le gosse a mendié toute la matinée devant Saint Sulpice et il a envie de jouer. Mais la famille a besoin de pain et la boulangère sait que c’est un pauvre gosse, comme les sept familles dans la dèche du quartier. Depuis des mois la commerçante a effacé l’ardoise, le petit calepin où elle note pour ses clients les achats à régler à la fin du mois, ou le jour où ces gens-là reçoivent une allocation. Mais le gamin a envie de jouer, de prendre entre ses doigts la mie de pain et en faire des boulettes, de petites billes qu’il fera rouler sur la table dès que son père ira se planter devant la télévision câblée et ses multiples abonnements payants, ses paquets de clopes et ses canettes de bière, les soirs où il n’engueule pas son épouse, ce qui est rare.

J’avais envie de jouer, alors j’ai volé du pain. Une grosse miche. De quoi faire plus de cent boulettes grosses comme les fesses de la boulangère. Il rit de cette idée qui lui vient à l’esprit, mais très vite ses pleurs s’orientent vers cette vieille croûte qu’est son père, il songe à ces boulettes qu’il voudrait transformer en boules de pétanque, les laisser durcir le temps de sa rancœur, des jours, des mois, des années, qu’importe, pourvu qu’un jour il soit assez âgé pour lui écrabouiller le crâne avec, un soir où le vieux s’endort devant la télé.

11 10 24

AK

Marseille, tais-toi Marseille, tu tues trop fort !


article interview Philippe Pujol dans Libération.

Après l’interpellation de l’auteur présumé du meurtre de vendredi, le procureur de la République a une nouvelle fois souligné l’«ultra-rajeunissement» des auteurs. Un phénomène qui n’est plus si nouveau, mais qui semble s’accélérer. Comment l’expliquer ?

Ce qui est nouveau, c’est un rajeunissement dans le passage à l’acte criminel. Ça s’explique très simplement à partir du moment où le trafic a évolué vers un modèle ubérisé : les grands bandits ont laissé le terrain le plus dur aux jeunes. On prend des gamins qui ont des vulnérabilités, des pathologies diverses et variées, sociales, mentales. Ils sont nourris au «lifestyle dealer» et ça dégénère en ce que j’appelle le «Kalachnikov dream», le fantasme de l’ascension sociale par les stups – c’est le mythe de Scarface. Ces jeunes-là sont entre eux, sans adultes, et avec des armes. Et ils exploitent les uns les autres leur vulnérabilité.

C’est la colonne vertébrale de votre livre : ces quartiers populaires sont des «fabriques à vulnérabilités» dont se saisissent les réseaux.

La vulnérabilité, c’est une faiblesse qui s’exploite. Ça peut être une faiblesse économique, mais ce n’est pas le plus puissant. La deuxième vulnérabilité est parentale. Non pas que les parents soient démissionnaires – c’est rarissime –, mais ils sont débordés. Il y a aussi les mères seules, les divorces… Toute vulnérabilité sera exploitée et c’est l’environnement qui va sélectionner chez les vulnérables des compétences : la violence, la patience pour guetter… Par exemple, on a tous connu quand on était enfant un gamin qui avait une appétence à la violence. Mais dans un environnement toxique et dangereux, cet appétit de violence va être exploité pour l’amener jusqu’au passage à l’acte.

Attention, il ne faut surtout pas qu’on ait l’impression qu’un gamin de quartier va forcément finir comme ça, on parle d’une ultraminorité, la marge de la marge. Ceux-là ont tellement été dans un monde toxique et dur qu’ils ont laissé de côté, par un cynisme incroyable, l’empathie, l’émotion. Il faut buter ton copain. C’est triste, je l’aimais bien mon copain, mais ça fait partie du job.

Jusqu’à tuer un chauffeur de VTC qui refusait d’obtempérer, comme ce fut le cas vendredi dernier ?

Là, c’est vraiment un petit qui a une pathologie mentale… On a un gamin qui est laissé seul, géré par l’Aide sociale à l’enfance, ses parents sont en prison pour trafic de stup. Clairement, il a été «monté en violence». Ensuite, il fait comme tous ces gamins : même quand ils sont chez eux, ils sont dehors, c’est-à-dire sur les réseaux sociaux, ils fantasment tellement le «Kalachnikov dream» qu’ils sont tout le temps dessus. Pour la plupart, il ne va rien se passer, mais il suffit d’un pour qu’il y ait des morts. L’avantage, pour un vrai dealer, de recruter un mec comme ça, c’est que tu ne le paieras jamais, il va se faire choper tout de suite.

Dans votre livre, vous insistez sur la nécessité de prendre en charge la situation cognitive de ces jeunes. Est-ce leur environnement qui génère ces pathologies mentales ?

Les gamins font tous du deux-roues. Courses-poursuites, roues arrière… Ils passent leur temps à se cogner la tête et ont des commotions cérébrales trois à quatre fois dans l’année. Quand tu joues au rugby, qui a une commotion cérébrale, tu as six semaines d’arrêt. Quand tu es dans une cité, tu fumes du shit par-dessus, tu prends de la coke, du protoxyde d’azote. On n’est pas dans des problèmes psychiatriques, on a des problèmes neurologiques, cognitifs, des destructions de cellules à cause de la consommation et des coups qu’ils prennent sur la tête. Ajoutez à cela les traumatismes liés à leur quotidien, tout cela les met dans une fragilité psychologique et en fait une excellente main-d’œuvre pour les dealers. Dans l’immense majorité, cela va donner des gens totalement amorphes et soumis qui vont travailler gratuitement. Une petite partie va être dans un suicide social : «Perdu pour perdu, je tente quelque chose, un peu comme une fin de film, arme à la main.»

Vous le racontez à propos de l’un des gamins que vous suivez : «Il a eu plus d’éducateurs que de copains.» L’école, les éducateurs, la mission locale… Tous ces rouages sont-ils impuissants sur cette minorité «cramée» ?

Sans les éducateurs, on serait dans une situation apocalyptique. Les éducateurs tiennent les quartiers populaires français. Eux sont primordiaux. Mais ils ont zéro moyen. Depuis Nicolas Sarkozy, on a considéré qu’un éducateur ou la police locale, c’était pour jouer au foot avec les petits, pour faire copain copain ou être dur avec ces jeunes. Mais on n’est pas durs avec des gens qui ont des faiblesses aussi profondes. Quand quelqu’un est très malade, tu ne lui mets pas des claques pour lui dire lève-toi. Le trafic de stup est le symptôme d’une maladie sociale et politique profonde. Les policiers sont des infirmiers, ils sont utiles mais ne soigneront pas ce qui est de l’ordre d’un traitement politique. Comme si c’était le laxisme sécuritaire le problème… En fait, le laxisme sécuritaire n’a jamais existé, alors que le laxisme social est total, tout comme le laxisme intellectuel.

Dire que ces jeunes sont «cramés», cela veut dire qu’on ne peut plus rien pour eux ?

Tout ce qu’on peut faire, c’est œuvrer pour qu’ils aient une vie à peu près convenable. Quelque chose qui est brûlé, c’est brûlé… Les remettre dans une vie plus dans la norme, ce sera très compliqué. Ils ont maintenant un handicap, un handicap de destin en quelque sorte. Par contre, ceux qui ne sont pas encore totalement brûlés, ceux qui sont en train de se consumer, on peut faire quelque chose pour eux. Et ils sont plus nombreux que les cramés.

Que peut-on faire ?

Cela fait un moment que je souhaite créer un observatoire des vulnérabilités : quelles sont les vulnérabilités qui peuvent être exploitées et qui peut avoir réponse à quoi ? Mais l’urgence absolue, c’est de travailler sur la santé mentale. On connaît l’état de la prise en charge dans les quartiers populaires : il n’y en a plus. Il faut se remettre autour de la table avec les acteurs de terrain y et mettre des moyens considérables. Ensuite, il faudrait penser un redéploiement de l’aide sociale. On a enlevé 500 éducateurs à l’échelle française. On en est dans une telle situation aujourd’hui que face à la lenteur des institutions, il faut donner des moyens au secteur associatif. Mais cela doit être transitoire. L’idée, à terme, serait de revenir à de l’institutionnel : comme il existe l’Anru, l’Agence nationale de rénovation urbaine, il faudrait une agence nationale de rénovation sociale, c’est primordial.

(1) Cramés : les enfants du monstre, de Philippe Pujol, Julliard, 224 pp.

Les mardis de la poésie : Charles Dovalle (1807-1829)

Dans Tous mes Rêves, c’était Vous

par Charles Dovalle

Dans tous mes rêves c’était vous !
Vous étiez belle,
Et je tombais à vos genoux :

Ou si, rebelle,
Quand vous me donniez un doux nom,
Je disais : « Non !.. »

Je vous voyais, vive et boudeuse,
Belle grondeuse,
Sous vos mains cacher vos grands yeux ;

Puis après, avec un sourire
Presque joyeux,
Vous pencher sur mon front, et dire :

« Je vais pleurer
Et je sentais alors mon âme
Se déchirer.

Ô jeune femme,
Reviens me tendre encore les bras,
Ne pleure pas !

Ton sourire est doux ; mais des larmes
Sur tant de charmes,
Sont un filtre mystérieux…

Ne pleure pas, ange aux doux yeux !… »
Vive et légère,
Soudain vous regardiez les cieux ;

Et votre douleur mensongère,
Flot par un autre flot heurté
Et rejeté,

S’effaçait pour ne plus paraître
Comme un éclair,
Comme une larme dans la mer.

A l’heure où l’aurore va naître,
Oh ! que de fois,
Tenant une rose en vos doigts,

Le sein nu, la paupière humide,
Le front timide,
Les sens accablés de langueur,

Rouge et brûlante,
D’amour tremblante,
Posant une main sur mon cœur,

Oh ! que de fois, belle des belles !
Vous m’avez couvert de vos ailes
En frémissant,

Moi, caressant,
Moi, palpitant avec délire,
Et n’osant dire :

« Pourquoi viens-tu de m’embraser ?
Femme, un baiser !…
Je veux un baiser de ta bouche… »

Vous deviniez :
Et sur le duvet de ma couche
Vous incliniez

Tout-à-coup, l’aurore jalouse
De mon épouse
Venait annoncer le départ :

Elle fuyait !… mais un sourire,
Mais un regard,
Mais une bouche qui soupire,

Pleins de regrets, venaient me dire :
« Enivre-toi,
Jeune homme !… Le bonheur, c’est moi !… »

Qu’Aimez-Vous ?

par Charles Dovalle

J’aime un œil noir sous un sourcil d’ébène,
Sur un front blanc j’aime de noirs cheveux :
Et vous avez de longs cheveux d’ébène
Sur un front blanc, et le jais est à peine
Aussi noir que vos yeux.

J’aime un beau corps, qui se penche avec grâce,
Sur un sopha négligemment porté ;
Et savez-vous avec combien de grâce
Sur un sopha vous vous inclinez, lasse
Et brûlante de volupté !

Et puis, quand, là, plaintive et paresseuse,
Le cœur ému, l’œil à moitié fermé,
Vous soupirez… J’aime une paresseuse,
Un long soupir, une voix langoureuse,
Un regard enflammé.

J’aime à trouver un mélange de joie,
De rêverie et de douce langueur :
Pourquoi chez vous ces chagrins, cette joie
Ce sein qui bat contre un fichu de soie,
Ce sourire triste et moqueur ?…

Parfois un mot, un songe, une pensée,
De votre joue efface la pâleur :
Souvent un songe, un mot, une pensée,
Une pâleur lentement effacée
Me fait battre le cœur.

Vienne un caprice, une idée indécise,
Comme un oiseau loin de moi vous volez.
J’aime un caprice, une idée indécise,
J’aime la place où vous étiez assise,
J’aime la place où vous allez…

Un ange… un ange aussi beau que vous-même,
Dont le parler comme le vôtre est doux…
Qui rit aussi… dont le nom est le même
Que votre nom… Oui, voilà ce que j’aime,
Tout ce que j’aime !… — Et vous ?

Poèmes tirés du site : https://www.poemes.co/

Biographie de Charles Dovalle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Dovalle

John, chronique d’un fait d’hiver.

L’hiver approche s’est dit John en mettant les mains dans ses poches. Les deux étaient vides, mais ses couilles encore chaudes, ce qui le fit sourire. Passeraient-elles ce foutu hiver ? Maintenant qu’il avait franchi la cinquantaine, il connaissait toutes les saisons qu’avait accumulées sa vie de clochard ambitieux. Il avait appris sous les porches et les ponts de Paris, puis plus tard en d’autres lieux près des fleuves où coule la vie tranquille des bourgeois, que l’automne était la saison idoine pour changer la couleur des cheveux, mais dans le sens fondamental de la réalité : brun, blond, roux puis gris gris cendré blanc et enfin de la couleur que ces poils prendraient à leur guise, dans leur tombeau, tout en poussant encore vers l’éternité et le coiffeur barbu qui siégeait là-haut.

La vie de John, il faut l’admettre, n’était pas un Enfer, bien qu’il fut à une époque apache dans les fortifs du nord de Paris et cheyenne laveur de baies vitrées en haut des buildings à New York (voir Didier Decoin pour plus de biographie). Quand le premier jour d’automne est arrivé il comprit que son fourbi coincé dans la cabine téléphonique du 5e arrondissement ne passerait l’hiver qu’à cette condition : qu’il dégage (l’option « qu’il meure «  étant aussi envisagée). Il comprit qu’il était temps de déguerpir, et revêtit ses jambes maigres de quatre paires de chaussettes aussi trouées que ses économies, de trois chandails miteux et mités, deux pantalons rapiécés à la mode parisienne et un gros litron de jaja pour la route, à condition qu’elle opère une halte à chaque carrefour. Vite vite, ou bistro bistro comme disent les russes alcoolos.

Mourir était pour lui comme un dentier moqueur, qui interprétait l’humeur du temps et de la politique : se montrer au peuple des sans-dents, le cou enserré dans une cravate en soie, puis par le même artifice des gencives promptement meublées, la corde qui pendrait au col de tout individu rebelle.

John sait que l’hiver approche. Il n’a pas de proches ni de proximité avec le genre humain, de plus ses poches sont vides (et ses bourses chaudes). Il a une chatte, une « pelozozza », une pelue, qui comme lui a croqué du rat une nuit, quand la Covid vidait les rues de ses passants et la mendicité de ses humbles donateurs. Elle garde la cabine téléphonique pendant qu’il va faire l’aumône au sortir des cinq sectes religieuses du quartier, ce qui prend, il faut en convenir, plus de jours dans la semaine que d’espoir dans une vie entière. Demain le cagibi sera démoli, une affichette a prévenu ce piètre locataire ; la terre est vaste pour les misérables, et l’Angleterre à deux heures en TGV. Voir le bout du tunnel après de longues années de manche est son ultime espoir. Mais la grève sévit gare du Nord et les plages calaisiennes sont envahies de gredins qui pratiquent le vol à voile , certains avec les vêtements de leurs femmes. Et puis, surtout, il faut payer le passage et John à aucun prix ne se séparerait de sa chatte, sa compagne indolente et gardienne de ses esprits. Tous ces jours et ces nuits passés dans la cabine téléphonique, à percevoir des appels intempestifs venus d’anciennes colonies, ces régiments d’algorithmes qui frappent et bipent dans les oreilles des plus démunis, comme un appel divin : personne au bout du fil, le barbu là-haut peigne une girafe, coiffeur céleste aux gestes lestes et baisers dans le cou, sacerdoce paisible tant que l’on n’est pas pris.

L’hiver approche et les mains de John tremblent. Ses poches trop usées laissent ce soir passer un vent follet d’éternité, frais comme ses bourses qu’il sent soudain glacées. Demain la cabine sera retirée, remplacée par un rond-point et quelques plantes arbustives, un aménagement urbain inutile mais réel. Sous le flux des véhicules qui tourneront autour une trace noirâtre faite de crasse et de déchets vestimentaires marqueront cet endroit de l’absence d’un homme, un clochard ambitieux qui avait fui la vie des autres et avait disparu un jour, un jour dont personne ne se souvient, sauf peut-être sa chatte, qui mange, par vocation et faim, des rats, dans ce coin de Paris.

27 09 2024

AK

Jardin en friche.

Dans le jardin en friche une femme est en larmes,

Son mari est parti mourir d’amours sous les tropiques.

Les coquelicots ont envahi le champ de blé

Et la moisson emporte chez cette femme seule

Les inondations et les fleurs de la mousson,

Quand l’homme qu’elle aimait, entre le Gange

Et le vaste Brahmapoutre s’en est allé cueillir

La fleur fanée d’une esclave au sexe mal lavé.

Le fleuve était trop lourd et cet homme chétif

Que le vent secouait entre les reins perdus

D’une enfant avilie dont il faisait son fruit.

Dans le jardin en friche une femme enfin riche

Dépense désormais seule le blé de ses révoltes

Ses seins, ses aréoles sont des coquelicots,

L’auréole de l’homme flotte entre le Gange

Le Brahmapoutre et la poussière crasse :

Il faut bien achever le roman des amours

Quand l’écriture devient l’épilogue des mots

Et que les démons noient la pureté des gosses

Dans les eaux sales de la misère moribonde,

Quand débarquent en nombre les plaisirs exotiques

Où le sexe intime se lie a la rougeur des coquelicots.

Dans le jardin en friche que les ronces envahissent

Une femme laboure une bien triste terre

Le cercueil est revenu, porté par les fleuves

L’océan et les larmes pourtant taries de la veuve.

Un officier lui demande d’ouvrir la boîte mortuaire

Afin d’identifier le corps qui a pourri sa vie

Un aide le descelle, clou après clou, masqué,

Et l’ouvre. Alors apparaît un champ de coquelicots

Qui dans un courant d’air parfume l’univers

Du tombeau au Gange, et jusqu’au Brahmapoutre

Où des millions de rêves colorent les eaux sales.

21 09 2024

AK

Le rire du poisson clown

Le rire du poisson clown

Qui fait des bulles dans le bocal

Amuse l’enfant qui se tait ;

Dans le lointain hurlent les sirènes

Leurs joues poudrées, leurs yeux fardés

Explosent les navires de cent mille tonneaux

Le port est en feu et l’horizon de marbre

Mais dans son bocal le poisson clown

Amuse l’enfant qui se tait

Car il sait qu’il ne grandira plus

L’océan est un mot, l’horizon est un marbre,

Mais le poisson dans son bocal

Un jour se noie, tombe au fond

Se mêle à la couleur de l’eau,

Et l’enfant n’y trouve, une fois le pot vidé,

Qu’un nez rouge de clown

Qui sent le vinaigre et son piètre destin.

Si d’aventure sur votre chemin

Un sourire vous séduit, vérifiez bien

Par on ne sait quelle magie

Qu’un clown ne se cache dans un bocal,

(Entre mille baisers et cent mille tonneaux)

Qui ressemble à s’y méprendre

À toutes les larmes que vous pourriez y verser.

12 09 24

AK

À Pierrette

Voici quelques décennies

Qu’elle s’appelle Pierrette,

Sur les chemins caillouteux

De sa vie elle rencontre un pote,

Laid, un homme potelé

Qui la fait rire et rêver,

Qui est-il, et elle qui est-elle ?

Elle s’appelle Pierrette

C’est tout ce que l’on sait,

Ses ami(e)s se racontent

Qu’elle est venue de loin

Que le vent l’a poussée

d’Issy les Moulineaux

De la Normandie et de l’Azur

Dont le ciel bleu et le Mistral

Toujours plus loin l’ont emportée

Sur les chemins caillouteux

Du monde des malchanceux

Mais en sautillant, en dansant,

Et souvent en nageant

Elle croise un sigisbée

Qui avance, solitaire,

Un homme qui la salue,

L’aide à porter son broc

Rempli de lait et de jeunesse ;

Jouvencelle, soudain elle lui sourit

Et lui, de ses mille vies passées,

L’amuse et la fait de nouveau vivre,

Faisant alors de ce parcours

Une aventure commune

Ce fil ténu de la tendresse

Qui mène vers la fin du chemin

Qu’en suivant enfin on atténue

Et quand le soir descend

Que les ombres s’immiscent

Vous les verrez sans doute

Marcher ensemble et rire

Dans les ruelles de la ville

Et vous les saluerez

D’un bonsoir mes amis

En oubliant votre existence

Qui aurait tant aimé

Vivre un destin semblable.

AK 26 08 24

Ceci est un hommage à ma très bonne amie Pierrette, née en 1933, une femme exceptionnelle, de la part d’un homme qui pourrait être son enfant (mais son fils, un bel homme -like me !-, a le même âge que moi !)

Nuit d’un noctambule.

La nuit venait juste de descendre sur la ville, l’heure pour moi de
grimper les trois étages de mon petit appartement d’où l’on ne
voyait pas les étoiles, car il n’y en avait qu’une, allongée dans
le lit. C’était, il faut l’avouer, une étoile dont seule la lumière
brillait dans ses yeux, car sous ses paupières aux cils démaquillés,
elle était déjà éteinte depuis des années, image fuligineuse de
danseuse aimée devenue mèche de bougie calcinée, comme l’est la
vie de ces femmes qu’on aime un soir, quand la nuit descend sur la
ville et que seuls des maquereaux plantés sous les réverbères vous
indiquent la direction des amours sans lendemain.


Pourtant elle était là, remuant de son souffle régulier les draps dans
lesquels je pensais m’allonger à mon tour, seul, ignorant par quelle
magie s’y trouvait cette femme assoupie, ronflante, d’une haleine
méphitique à faire fuir tous les ivrognes de la planète.


Dans une autre vie je me souvins avoir perdu mes clefs de l’appartement
dans les toilettes d’un bastringue et utilisé celles que j’avais en
réserve dans ma poche et aussi dans le vide-poche de ma voiture, ce
qui est toujours utile quand la nuit descend sur la ville et que les
femmes et les barbots traînent sur les trottoirs. Sur l’une de ces
clefs je sais que j’avais écrit mon numéro de téléphone, et que
quelques jours plus tard un appel, puis deux ou trois, m’avaient
interpellés sous différentes formes. Notamment une agence
d’assurance qui se proposait de faire un devis sur je ne sais quoi et
ne me demandait que mon adresse pour en dresser le montant des
échéances selon les risques induits. La voix était douce et calme,
et j’avais donné l’information sans y prêter attention.


Y avait-il un lien avec l’intrusion de cette femme dans mon lit ?
Certainement. Cela faisait belle lurette que je n’avais pas suivi le
chemin des lampadaires et toutes les embrouilles que la féminité
avait placées dans mon chemin de vie d’employé modèle (et
modelable), d’homme moderne comme il s’en rencontre partout dans les
rues éclairées de la ville et des esprits qu’on y croise, raison
pour laquelle j’aime remonter les trois étages de mon logis à la
nuit tombée.


Passé mon étonnement, j’ai observé ce corps que les draps enveloppaient,
en ai analysé les rondeurs, les vallons et les proéminences
masquées, le parfum extatique et les miasmes sans doute issus de
bacchanales précédentes. Pourtant, je fus attiré par ces formes
voluptueuses et tranquilles. Ma fatigue et le maigre repas que
j’avais avalé vers dix huit heures, « à la belge »,
tendaient plus au sommeil qu’au réveil d’un désir que les curés
nomment démoniaque : le cannibalisme de l’amour charnel. Et
j’avais faim. Tel un lion chassant une antilope, tel un crapaud
devant une princesse imbaisable depuis des lustres (à cause de la
pénurie de conteurs), bref l’envie spontanée de réveiller le démon
qui sommeillait en moi depuis tant de nuits, tant d’étages montés
et descendus dans le cœur de la ville dès que brillent les étoiles
invisibles, alors que dans son lit l’une d’elles roupille et ronfle,
le mascara défait de ses cils, le rouge à lèvres répandu sur le
drap du dessus, les vêtements jetés en vrac au bas du lit,
soutien-gorge et culotte sur le dossier de l’unique chaise, et
tout-à-coup l’horloge de l’église voisine qui sonne douze coups,
moi qui m’apprêtais à en tirer un seul, et la magie qui installe sa
réalité : dans le lit moisit une citrouille. Il ne faut pas
trop picoler avec ses potes du jardin ouvrier, surtout quand on
rentre chez soi et qu’il faut planquer sa récolte aux yeux de son
épouse, qui vous croit de retour du bureau (après une rude journée,
et vous demande de sortir la poubelle avant que la nuit tombe).
Alors, à la lueur des réverbères, on jette sa bien-aimée dans le
bac à ordures, sans éveiller les soupçons.

03 09 2024

AK

https://www.youtube.com/watch?v=WX8pzwtwlX8

Flamenco au café Buenaventura (rediff)

Juan avait mis du temps à vieillir et pourtant chaque nuit, quand ses paupières se fermaient, il revoyait cette femme qui était entrée dans le café Buenaventura, bondé d’hommes venus d’un peu partout, des environs comme des provinces reculées voire de pays lointains, buvant, se racontant des histoires de fesses dans le brouillard des cigarettes et le brouhaha des conversations. Juan avait dix ans, c’était le fils unique du maire, ce qui lui donnait le privilège de se rendre dans tous les endroits que son père fréquentait, tant administrativement que dans la vie privée.

Quand la femme sauta sur l’une des tables avec l’aisance d’une diablesse, renversant les verres à demi pleins, quand elle se mit à danser, frappant ses talons ferrés sur le bois en chêne que tant de coudes avaient usé, virevoltante, sa robe rouge aux mille plis ventilant l’espace épais, et le claquement de ces coquilles que l’on dit castagnettes laissèrent pantois tous les clients. Sans doute une andalouse, songèrent les buveurs venus des pays lointains, pays que seule la frontière de la montagne à vrai dire les avait vus franchir. Juan écarquillait ses jeunes yeux, émerveillé. Dans son esprit, elle était l’Andalouse, pas besoin de la nommer autrement, elle s’était incrustée dans son esprit et sa rétine sous cette appellation.

Deux hommes en particulier la regardaient danser. Ils étaient sobres et se connaissaient de longue date. L’un venait des Pyrénées et se nommait Aneto. Mais on l’appelait Laneto, car il avait les oreilles décollées. L’autre venait du sud de l’Espagne, de la sierra Nevada, et se nommait Mulhacén. C’était un grand gaillard à la peau sombre et aux yeux noirs. Leurs regards s’entrecroisaient comme le fer d’une épée qui chercherait en duel le défi amoureux dans l’œil de son rival. Attablés à distance l’un en face de l’autre, ils contemplaient en se surveillant la danse de l’Andalouse, quand entra un étranger portant dans son étui une guitare sèche qu’il posa sur le comptoir et l’ouvrit. Ce fut un moment curieux, étrange et magnifique que les yeux de Juan n’oublieraient jamais. Deux hommes assis dans l’ombre, tout au fond du bistrot, à leur tour ouvrirent l’étui de leur instrument, et qu’en sortirent-ils ? Une guitare. L’un de ces deux individus se nommait Higelino. On le connaissait dans le petit pays pour avoir déclaré que sa guitare était peut-être un fusil. Mais on le croyait fou et il n’avait, à ce jour, occis personne. Mais qu’importait pour Juan ces étuis qui s’ouvraient, tant il était fasciné par les talons qui claquaient sur la table de bois au rythme des castagnettes.

Lorsque la table se renversa, sur le carrelage où le bistrotier commençait à répandre la sciure, l’Andalouse à nouveau se remit à danser. Trois guitares l’accompagnèrent de concert. L’Aneto fut pris de vertige et Mulhacén était près de la syncope. On alla chercher leurs femmes respectives, qui dormaient à l’étage, avant de reprendre leur travail d’entraîneuses dans la salle enfumée et alcoolisée. Et à la grande surprise des hommes présents, elles se mirent à claquer des mains et à psalmodier, accompagnant la danse et la magie que l’Andalouse sans fatigue ni dédain faisait vivre, les pieds sur le carreau où la sciure à son tour tourbillonnait. On ne saurait dire ce qu’un enfant de dix ans peut conserver de ce moment, sinon la vie qui, quand les paupières se ferment, laissent vagabonder les chemins de l’existence.

09 03 2023

AK

Frissons

Frissons

Le mineur a mis le feu aux poudres

Simple coup de foudre

Il passe dehors tant de gens pressés

Mon amour même en fermant les yeux

On les voit passer, le citron pressé

Dehors il passe tant de gens

Si peu d’amour et tant de mélancolies

Qu’il pleut.

Il pleut.

Il pleut dans la mansarde

Simple coup de foudre

Il passe tant de gens dehors

J’ai envie de mordre ton corps

Si ratichon et lécher tes nichons

Si gratouillons

Il pleut dans la mansarde

Et la fenêtre n’est pas étanche

Dis, si nous y pressions un citron ?

Mon amour même en baissant les stores

On voit défiler l’Histoire

Il passe dehors tant de désillusions

À tort ou à raison

Simple coup de foudre

Même en baissant les persiennes

J’entends battre ton cœur

Il pleut

Il pleut des vies entières

Et si peu de vrais camemberts

Ainsi passent les gens

Si dehors qu’au fond leur teint blafard

Ressemble à leurs coucheries

Si peu d’amour et tant de mélancolies

Qu’il pleut. Il pleut sur la côte de bœuf,

Sur le gratin dauphinois, sur nos doigts

J’ai faim,

Mon amour j’ai faim de tes amours

Je vais mettre le feu aux poudres,

Simple coup de foudre

Sur tes joues rubicondes.

Ensuite l’aube viendra

Et je pourrai enfin mêler mes larmes

À la pluie.

7 10 1988 (Biz)

légèrement modifié le 04 10 2023

AK

(sur le cahier renvoyé par P.L. à mon adresse actuelle. Plus de 35 ans plus tard. Qu’il en soit sincèrement remercié)