Étendre la lascive (épisode 9) : la fin? …enfin, presque!

Je lui demandais simplement où menait ce chemin que j’avais emprunté. Il me répondit :

A une grande bâtisse, avec un grand parc. Allez-y, vous verrez.

Ce que je fis. (épisode 8)

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J’arpentais donc le chemin, qui sinuait dans les sous-bois. Des chênes, des châtaigners et des frênes constituaient l’essentiel des essences qui composaient ce milieu sylvestre. Une clairière se dessina enfin, qui formait un mamelon que l’on aurait pu dire pubère, masquant à un enfant la ligne d’horizon de son futur parcours pour enfin devenir un homme. Ce n’était plus mon cas. A mi pente parut alors la fameuse bâtisse.

Effectivement, elle était gigantesque. Je n’étais là que depuis trop peu de temps pour en avoir entendu parler. Les gens du coin, que j’avais pu croiser à la poste ou au café étaient peu diserts auprès des estrangers. Ce devait être un ancien haras tels qu’il s’en construisait à la fin du XIXe siècle, entièrement restauré, avec des écuries transformées en habitations. J’atteignis le sommet de la petite colline et là, ma surprise fut énorme. La vue panoramique de l’ensemble de la propriété qui s’offrait à mon regard me stupéfia. En arrière plan, le bâtiment principal, et alentour les annexes, reliées par des passages couverts. Plus proche, un grand terrain engazonné où l’on avait dressé deux très longues tables d’une quinzaine de mètres chacune. Le terrain descendait ensuite en pente douce, vers une rivière au débit synchrone avec la saison. Un ponceau la traversait dans un étranglement du cours d’eau, en extrémité de ce qui paraissait être une des limites séparant le parc du pré ; Je songeais à ce tableau de Goya, la pradera de San Isidro.

Un carillon sonna les douze coups de midi, et soudain une effervescence insolite gagna cet espace jusque là calme : des rares personnes que j’avais observées se joignirent tout un peuple affairé, certains en blouses blanches, d’autres en tenues vertes, distribuant des ordres ou les appliquant, et une horde de fauteuils roulants poussés par des adolescents, des dizaines de vieillards riant ou braillant furent acheminés et installés aux deux longues tablées. Le soleil était vert, me dis-je. C’était donc un EHPAD. Là, après avoir achevé les chevaux, on abattait les vieux et les vieilles en fin de course. J’étais un témoin privilégié, depuis ma butte, mais la curiosité d’un journaliste, quand il s’appelle John Carpenter et travaille pour le New York Telegraph, fait partie du métier.

En quelques pas je franchis le ponceau (de style japonisant) et m’avançai vers les tables où un brouhaha régnait, pimenté de râles et de cris, de voix rauques et de chants liturgiques dévoyés. Dans l’agitation générale personne ne me vit arriver. Un adolescent pousseur me dit bonjour. Je l’arrêtai dans son élan et lui demandai : pourquoi tant d’agitation, aujourd’hui ? Il me regarda avec de grands yeux blagueurs : mais, monsieur, vous ne savez pas ? C’est la Saint Counik, aujourd’hui ! La fête annuelle de notre établissement. Ah ? Répondis-je. Mais monsieur, c’est aussi l’anniversaire de notre bienfaitrice, Marguerite Marchall, décédée l’an dernier, qui a racheté ce vieil haras en 2005, et qui ensuite a passé dix ans à diriger cet EHPAD de façon purement bénévole, dit-on. Mais je dois y aller, m’sieur, je dois faire le service avec les autres volontaires.

A douze heures trente le carillon tinta à nouveau : la soupe était servie, composée de haricots blancs recuits, de pommes de terre, de lard et pour chaque résident, d’un counik que même les lapins auraient refusé. Exceptionnellement, un petit verre de vin et un biscuit furent servis, en respect pour Pierre Véry, auteur de Goupil Mains Rouges (en fait un faux motif pour les aides soignantes leur offrant l’occasion de boire un coup en cuisine).

Je m’attendais quelque part à voir dans la bande des jeunes Joseph, et pourquoi pas Nadine. Mais ni l’un ni l’autre ne se montrèrent. La question me titilla également concernant les cigarettes bizarroïdes que fumait Joseph : qui les fournissait ou du moins qui les finançait ? Vu l’habitat qu’occupait la famille et le peu de rapport financier positif de l’exploitation j’optais pour une autre source de revenus. La fête battait son plein, certains vieux se mettaient, après avoir vidé leur verre et ceux de leurs voisines, à pousser la chansonnette. Le soleil caressait leurs crânes et aucun n’avait encore testé le counik offert à son dentier, ce qui permettait momentanément un son plus résonnable dans les appareils auditifs et moins pernicieux pour les pacemakers. J’en surpris toutefois une dizaine tremper leur croûton longuement dans la soupe pour le ramollir et l’ingérer sans risque de briser leur appareil.

Le carillon sauta direct à deux heures et sonna de nouveau, intimant aux résidents de retourner dans les locaux pour la sieste, et au personnel de ranger, débarrasser et laver tout ce qui avait servi à réaliser cette fête. Il y eut une minute de silence en hommage à Marguerite Marchall, qui avait (il le faut rappeler pour les aveugles et les mal-entendants) donné dix ans de sa vie à gérer cet établissement gracieusement. Un groupe de papis et de mamies surprirent l’assemblée : ils se mirent à entonner une chanson qu’ils avaient composée dans les couloirs de l’EHPAD, qui commençait ainsi :

« Toi mon p’tit bonhomme

Moi ton p’tit verre de rhum

Chauffe le fer, chauffe la fesse

Repasse le chat et j’te caresse

Trala li lala  »

« Mais si tu m’aimes

Mon p’tit bonhomme

Chauffe le fer chauffe la fesse

Et surtout n’oublies jamais

D’étendre la lascive !

Trala li lala »

14 02 2020

AK

2 commentaires sur “Étendre la lascive (épisode 9) : la fin? …enfin, presque!

Répondre à toutloperaoupresque655890715 Annuler la réponse.

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