les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Finalement, il me faut constater que les vieux se sont bien adaptés aux progrès de la société moderne, depuis quelques décennies, et notamment à cet instrument désormais indispensable que constitue le téléphone portable. Ce n’est pas rien de le dire, encore faut-il le prouver.
Dimanche dernier, nous étions invités chez la mère de mon épouse. Vers neuf heures, alors que Suzanne et moi sortions à grand peine d’une douce nuit, moindrement réveillés par la lueur glauque des nuages moussus de pluie, le téléphone de la ligne fixe a sonné. Plus exactement, trois téléphones se sont mis spontanément en branle, chacun dévidant son propre jingle synthétique selon son emplacement dans l’appartement. C’était mamie Jeannette. On s’en serait douté, mais il faut laisser le hasard répondre seul comme un grand à cette question élémentaire : qui peut bien nous enquiquiner un dimanche matin, en pleine grasse matinée? Là, et dans ce cas précis uniquement, dans l’esprit de tout dormeur émergent mille visages cauchemardesques, susceptibles d’être LA personne dont on craint le plus l’appel, celle qui va vous pourrir la journée entière. Un échange rapide de regards entre Suzanne et moi l’ a faite immédiatement apparaître, bien dessinée dans la pupille, bien renversée dans la rétine de nos yeux allongés tournés vers le plafond du septième ciel, tout gris et goutteux, je le rappelle à l’attention des lecteurs qui voudraient se payer une petite tranche de ronflette supplémentaire en ce dimanche, eux qui n’ont pas de mamie Jeannette car ils sont devenus à leur tour des papis Poinpoin et, même bien adaptés aux progrès de la société moderne, restent incapables de commander une pizza par téléphone, avec une fiasque de chianti, car c’est jour férié, donc autorisation du médecin de famille à boire un petit coup, avec une lichette de tarte aux pommes maison déposée la veille par la gentille voisine du dessous dont les trois enfants en bas âge font un raffut du diable quand on refuse de satisfaire leurs caprices dont, notamment, celui de manger des pizzas avec du ketchup à la place du chianti.
C’est ainsi que pendant les dix secondes que dure la sonnerie, déboulent les visages de mon patron, à qui j’ai rendu vendredi des comptes mal ajustés, du curé dont j’ai vidé à vêpres les burettes, du commissaire qui me surveille pour délit de sale gueule sur ma carte d’identité biométrique, du juge qui me convoque pour avoir téléchargé des chansons paillardes sur internet, puis le capitaine Achab, le grand méchant Loup, la concierge du 20 avenue des Lilas, Fripou le banquier me menaçant d’un retrait définitif de ma carte bleue si je continue à passer des heures à me mirer dans la glace du distributeur automatique juste en bas de chez nous, alors que justement votre Honneur les reflets m’empêchent de lire l’écran que c’en est une calamité, puis les dix secondes de sons synthétiques s’achèvent et là, le cœur palpitant et donc le souffle haletant, Suzanne blottie contre moi, nous attendons dans le silence que le répondeur se mette en branle, et que résonne notre glas.
-« Oui, bonjour les enfants, c’est mamie Jeannette, j’espère que je ne vous dérange pas. Ma petite Suzanne, je suis ennuyée. J’ai prévu de vous mitonner un boeuf Stroganoff, mais j’ai perdu la recette. Je sais que tu l’as, dans tes fiches cuisine, celles qui sont au-dessous de l’étagère aux condiments, au dessus des casseroles. Bon, je te rappelle dans dix minutes, ma chérie, le temps que tu les retrouves. A tout à l’heure, et fais un bisou à Gigi de ma part!
-« Gilbert, ma mère te fait un bisou .
-« Envoie-lui un texto pour la remercier, et dis-lui qu’elle t’appelle sur ton portable, si elle ne veut pas épuiser son forfait (et son gendre). »
C’est ainsi que sans discontinuer, l’une le nez plongé dans sa fiche de cuisine et l’autre à concocter avec application la recette, avec des commentaires et des innovations sommaires ( je vais remplacer le paprika par du piment d’Espelette, ou: je vais rajouter des girolles aux champignons de Paris…), s’est passée la matinée. Entre le moment où le deuxième appel a retenti et celui durant lequel je suis allé à l’autre bout de la ville chercher le gâteau, la conversation n’a pas cessé, entre rappels et textos, relectures du livre ( mais non, maman, pour le bœuf Stroganoff, l’idéal c’est du rumsteack, prends celui du congélo, ne sale pas trop, limite le beurre et la crème fraîche, Gilbert suit un régime, etc etc). Et j’imaginais la mamie affairée sur son plan de travail, les doigts et le portable maculés de piment et d’huile d’olive, roulant les lanières avec ses grosses mains de boulangère à la retraite, toussant dans le faitout, assaisonnant le tout d’éternuements sous l’effet des odeurs épicées, les yeux rougis par le petit verre de vin rouge rajouté à la sauce (une innovation de plus), le front noyé dans la vapeur de l’eau bouillonnante pour cuire le riz ( dis-moi, Suzanne, je mets quoi, comme riz, du bashmati ou du camargue, mais non, maman, je te l’ai dit mille fois, tu prends le riz complet qui est sous l’évier, ça fait deux ans que tu l’as en stock, utilise le donc, bon sang, c’est pour cette raison que je t’ai dit que le bœuf Stroganoff était une bonne idée, c’était pour agrémenter ton riz, tu n’écoutes pas ce que l’on te dit…).
Finalement, c’est la batterie du portable de mamie Jeannette qui a flanché. La conversation s’est arrêtée net, alors qu’elle attaquait la phase finale. Un temps, Suzanne et moi avons songé que :
Hypothèse un: le portable avait plongé par désespoir dans la casserole d’eau bouillante
Hypothèse deux : la mamie l’avait suivi, mais en passant par le faitout.
Puis les trois téléphones de la ligne ont vibré, puis vrombi et envahi toutes les pièces. On se serait cru à Ibiza, avec David Guetta. Une transe.
Mamie Jeannette s’excusait. Le chat avait renversé le faitout en essayant d’attraper un nuage de vapeur qu’il avait dû prendre pour une grosse souris. Le repas était fichu. Elle était désolée. Je pris le téléphone des mains de Suzanne, réconfortais mamie Jeannette : c’est pas grave, mamie, au moins le chat Matou aura de quoi manger pour la semaine. Bon, écoutez, on a le gâteau, on arrive. Vous n’avez qu’à commander une pizza, en attendant. Je vais vous donner le numéro, ne quittez pas…
AK Pô
18 03 12
Quel stress de bon matin ! Etonnant que vous gardiez vos numéros fixes !… remarque ça donne de l’ambiance quand ils se mettent tous à jouer ensemble !
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En 2012, nous n’étions pas encore assaillis par les marchands de tapis d’assurance d’isolation pour un euro et compagnie, et la camelote des postes « téléphoniques » pouvait s’intégrer à différents endroits de la maisonnette. Depuis, (les intrus sonnent tous vers midi, ou vers 18h30, (ça dépend des prénoms des fichiers commerciaux échangés entre bandits harceleurs), j’ai débranché la ligne fixe et ne réponds que sur le portable, selon l’origine de l’appel et l’heure dudit appel. J’essaie de rester poli 15 secondes, car les pauvres employé(e)s sont payés à la com’, mais après je raccroche. Pour le bœuf Stroganoff, je te rassure : il broute encore dans les prairies des environs !
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C’est criant de vérité !
Bonne journée, illustre Karouge.
(P.S. pour moi, ce sera un valpolicella à la place du chianti.)
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Pardon pour la réponse tardive, j’étais poursuivi par la procrastination suite à mon vaccin Astra Z.
Comme j’ai été piqué par un vétérinaire, je ne puis te répondre que ça :
« C’est meuglant de vérité ! »
Bon WE Maêstro !
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Ha ça y est, tu capte la 5G maintenant?
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Oui, mais du acheter une girafe pour servir d’antenne. Je l’ai appelée Sophie ! Connecté à la 5 Girafe, super!
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Je te le confirme, c’est roboratif au lever du lit (la recette, pas le texte qui fait sourire, c’est toujours ça de pris dans la journée) Pour moi ça sera pizza mais rien ne dit que le pizzaïolo n’a pas toussé dessus aussi et que son chat n’a pas laissé quelques poils sur les anchois quand il l’a sortie du congélo (la pizza pas le chat) Bref, c’est compliqué ce matin, non?
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Bon, je réponds très tard, dans la soirée, juste avant que l’heure d’été ne m’assomme ou me transperce d’aiguilles horlogères ou vaccinales. Mamie Jeannette repasse la nappe pour le repas dominical, et le bœuf est encore sur le toit. Je crois qu’on va manger une pizza, nous aussi (mais dans le jardin, car grand beau temps prévu !)
Bon dimanche !
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