les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Depuis combien de temps était-il là avec sa carcasse rouillée ? C’était un vieux camion benne que leur propriétaire avait mis au rebut dans un coin peu fréquenté d’une place du village. Lieu désert, près du cimetière, sauf le vendredi, jour du marché aux bestiaux et de la grande effervescence festive qui remplissait les douze bistrots locaux de maquignons, de maraîchers, de vendeurs de poules, de porcs et de vaches, des négociants et commerçants en tout genre : vêtements en solde, rubans et passementeries, quincaillers : ustensiles de cuisine, couteaux, râpes, pinces à linge, fil à coudre, marchands de jouets : pétards, frondes, pistolets à eau, friandises. Nous étions une petite bande qui, quand le temps des vacances se présentait, courions d’une halle à l’autre, achetant nos armes en plastique et nos frondes ridicules comparées à celle du Thierry de la télé en noir et blanc. Nous passions entre les différents étals comme des farfadets. Dans cet espace royal pour les gamins rien n’était vraiment à voler puisque nous en étions les rois.
Notre vrai royaume, c’était le camion. La cabine déglinguée et ses deux sièges en cuir percés désajustés, crades, mais surtout le grand volant, qui nous conduisait sur d’illusoires routes, sur lesquelles certains plus tard testèrent la réalité de ces routes mouvantes. Nos pieds étaient loin des pédales mais le rêve touchait un ciel qui sentait la rouille et le vieux pneu. Nous étions de ces petits campagnards qui faute de vivre en ville prenaient leurs désirs d’aventure pour des réalités inconscientes, ne levant le nez non pour regarder les avions de ligne mais pour faire en sorte que l’horizon demeure toujours visible depuis ce camion immobile. Durant des semaines nous avons tracé des parcours avec cet engin sans pneus ni moteur. A manipuler le bras métallique du changement de vitesse et les clignotants, à sauter dans la benne pour en taper les tôles, musiques nègres, tintamarre d’enfants libres que nul adulte ne venait faire taire, tant nous étions déjà si loin des habitants et des parents.
Combien de vendredis, lors du ramassage scolaire, plantés à l’arrêt de bus dès sept heures du matin,(une bonne dizaine de collégiens) avons nous ri en voyant les cochons s’évader de l’étroite bascule où les éleveurs tentaient de les emprisonner et regardé cinq ou six bonshommes bien charnus les courser, mais nul bestiau jamais ne trouva sa liberté, un peu semblable à nos voyages immobiles. Une après-midi, je ne sais de quelle folie nous fûmes pris, nous lançâmes de grosses pierres sur les vitres encore intactes des portières, sur le pare-brise du camion. Ensorcelés par une magie destructrice, par le bruit de cascade que fait le verre quand il se brise.
J’y pense, ce soir, soixante ans plus tard. Je ne me souviens pas des suites de cette histoire, si mon père a remboursé le pare-brise, ni s’il a fait manger l’épave du camion rouillé à son propriétaire. C’était hier. C’est curieux, tout de même, que des jeux d’enfants imbéciles engendrent des guerres de voisinage, que des gosses imbéciles soudain se trouvent plongés au cœur de conflits qui les dépassent, eux qui ne savent pas que les tanks n’ont que des vitres blindées et que les jets de pierres ne suffisent jamais à détruire les cauchemars.J’avais douze ans, comme mes copains d’alors. Nous étions invincibles, jetant de la benne des bombes pétaradantes achetées au marché, puériles victoires issues d’illusoires combats. Personne ne nous résistait. Pas même le gravier qui jonchait le sol de ce champ batailleur. Soudain deux pères sont arrivés, en colère. L’un était le mien, l’autre le propriétaire du véhicule. Ils discutaient avec véhémence, prêts à s’en prendre aux mains. Nous nous sommes échappés en courant jusqu’à nos foyers. L’un des adultes est monté dans le camion pour constater les dégâts que les gosses avaient amplifié et c’est en mettant le pied sur la pédale de frein que tout a explosé. C’est ainsi qu’à notre tour, tout gamins que nous étions, avons compris que notre heure était venue de combattre l’adversité. Quand on nous a mis entre les mains, vingt ans plus tard, de vraies armes, nous n’avons pas su pourquoi ni pour qui les balles étaient destinées. Le vieux camion rouillé au pare-brise disloqué hantait encore nos mémoires, et personne n’a tiré en direction de celui qui était en face, l’amitié que la rouille du camion benne parti en fumée distillait sentait la paix, mais lesquels d’entre nous pourraient encore l’insuffler dans ses narines sans broncher ? Il resterait tant de poudre dans le fût des canons qu’avoir douze ans, n’était-ce le temps qu’il faudrait attendre pour que cessent les affrontements ?
10 04 2022
AK
TOP le clip ! Et le texte aussi !!! Très bon dimanche
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Une guerre au XXIème siècle ! Quelle sorte de fada faut-il être donc, pour y jouer (et de très loin encore !) comme un enfant qui n’en connaitrait évidemment pas les aboutissants dans la réalité, ne l’ayant vu, au pire, qu’au cinéma ! Guerroyer comme aux temps passés : pour redorer son propre blason. En fait de dorure le blason en question est définitivement maculé pour l’éternité. Acte loupé dans les grandes profondeurs.
J’ai beaucoup aimé ton texte, il sent le vécu. Garnement ! 😉
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Les échecs sont un jeu très prisé chez les russes. Pas chez nous ?
Il en existe d’autres, en Orient (le Mah-Jong par exemple). Ici, nous avons la belote, le PMU et la FDJ, raison pour laquelle on perd tout le temps ! (d’ailleurs j’attends le résultat des courses, à 20 heures!)
Il y a une part de vécu dans mon texte, en effet. Je ne suis qu’un pauvre paysan ! 😁
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Certes pour les échecs chez les russes (d’ailleurs ça pourrait bien en être un !) mais de là à y jouer grandeur nature, il y a un monde (de fou, justement !) La question est donc : le fou fera-t-il gagner la partie ?
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