Les rediffusions qui ne passeront pas à la radio : samedi au marché (sans « mercato » de footeux)

Ce matin ma femme me dit accompagne-moi au marché je dois acheter des bas et j’ai besoin d’un âne pour les porter. Comme je lui réponds qu’il y a une différence entre un bas et un bât, elle me gifle. Elle ne doit pas apprécier mon humour. Enfin, ça, je le sais déjà. Mais je ne le dirai à personne. Mes amis pensent que si j’ai les joues rouges, c’est parce que je suis timide. Ils ne connaissent rien de la nature humaine qui se cache sous ma peau, ma peau d’âne, comme dit ma femme.

Au marché, on croise Ginou-Ginette, sa grande copine. Pendant qu’elles se rincent le gosier au café de Pau avec un rhum martiniquais je regarde passer les gens et s’allonger la file devant le distributeur de billets. Un type, accroupi à proximité, espère sagement qu’un des biftons va prendre la poudre d’escampette vers son gobelet en plastique qui lui sert de sébile, quand il est vide. Mais ce qui est vide, c’est le regard des gens à son égard et le verre de Chinette au comptoir. Chinette, c’est le petit nom de ma femme, dans l’intimité. Il me vient à l’esprit dès que je pense à elle, car pour l’intimité je crois que je ferais mieux de penser à autre chose. Par exemple, à des bas. Des bas qui vont vers le haut des cuisses d’une rombière qui monte dans un avion à Orly, direction plein sud. Ou une personnalité qui décolle dans les sondages et brille par son absence. J’adore ça, les sondages, d’opinion ou de sans opinion, pour le mot, la richesse du mot. Tout monde a une opinion. C’est un truc qui ne remplace pas le pognon, mais qui fait vivre.

Moi, par exemple, (j’adore me donner en exemple, avez-vous remarqué?), j’ai une opinion. Sur tout, tous, même sur la réintroduction des bidets dans les salles de bain, sur les chroniques épistolaires en forme de pot (.fr) de chambre, et le grésillement des braises sur les barbecues de jardin. J’aime happer sans censure le chant du coq, j’aime les frondes des vilains garnements et l’ouverture à la Toussaint des fourreaux de cimeterres, les thrènes lancinantes des femmes voilées portant le deuil de la liberté d’expression, les chrysanthèmes aux boutonnières et les bélougas blagnacquais (même si je préfère faire la java avec Jean, sur le quai Malaquais). Chinette me secoue, telle Chekra Remiti et son tambourin. Aziz Aziz, mon fils, me dit-elle en me prenant pour un autre. Là, je ne réponds pas, je laisse faire. Tout ce que l’on peut voler de mots d’amour à une femme, ne fût-ce qu’un instant, forcément illusoire, est à prendre avec plaisir; enfin, c’est mon opinion.

Devant la maison du bas, rue Nogué, je pose le caddy-cabas. Je ne rentre pas dans cette boutique, de peur de ressembler à un éléphant dans un magasin de poupées en porcelaine. Planté devant la vitrine, je mastique du son citadin sans musicalité, comme il y a peu jappaient sans censure les traîne-rues décolletés de leurs maîtres. Certains se délivrent en reniflant les troncs, d’autres étudient la gravitation des eaux usées dans la fuite des caniveaux, chacun s’active en espérant lécher quelque mollet de donzelle au panier bien rempli. Quand Chinette sort de la boutique, je m’aperçois que j’ai perdu les clés: voiture, logis, casier du vestiaire et carte Intermarché. Deux possibilités: soit je me mets à quatre pattes pour la transporter, soit on prend le premier bus qui va boulevard de la Paix.

Comme Chinette pense que je suis trop bête pour avoir des idées lisses et des indélicatesses spirituelles, je choisis l’option bus. Il me suffit de lui dire que des voyous ont crevé les pneus de la voiture et le tour est joué. Là, j’admets, je fais fort pour avoir la paix. Inutile d’user de la linguistique à Saussure, ni de la brosse à reluire; le transport est quasi amoureux, y compris aux feux rouges, qui flashent joyeusement. Arrivés au seuil de l’immeuble, une flopée de petits racailleux en train de se dorer la couenne au soleil du chomdu nous offrent une porte ouverte. Les locataires du sixième vont alourdir leurs charges de chauffage, mais là, Aziz Aziza Laurent et Li Pong, je vous bénis, oui oui. La cage d’escalier est toute parfumée, à croire qu’un ours a élu domicile dans l’immeuble; un ours slovène, bien sûr.

Les clés sont sur le paillasson. Quel con je fais! Les voisins du dessous nous ont accompagnés aux halles. Covoiturage, le désespoir du petit bourgeois! Et j’ai oublié le rendez-vous à midi trente cinq pour le retour. On ne se fait pas que des amis, dans la vie. Chinette vérifie que ses achats sont conformes à son pedigree dans la salle de bains. Je me rince le gosier dans la cuisine en remplissant une casserole pour les pâtes. Cuisson al dente.

Soudain, Chinette surgit. Ses cheveux sont dénoués, ses bas remontent jusqu’à mon apprentissage du plus-que-parfait du suggestif, bref je monte à cru un cheval de bataille qui me murmure à l’oreille ne fais pas ton timide, prends la bride et saute la haie, sens et susurre, l’appétit vient en brayant. Ensuite, ensuite?

En Braille je décrypte les horizons nouveaux que ces résilles charnelles masquaient sous leur verbiage, je rebelle la lionne assoupie, je l’appelle, insensée, sans censure, pas dénaturée, à ne pas prêter le flanc, le donner plutôt, à laisser les amants comme deux ronds (de flan et d’euros), tant tout est clair dans la transparence que finalement le plaisir, cette bête de somme qui chemine nos rêves, retrouve une humanité simple. Une humanité simple? dit Chinette. Mais tu te crois où, dans « l’homme qui parle » de Vargas Llosa?

AK

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