Une histoire de famille (rediff)

L’auto s’est arrêtée dans la rue, au pied de la maison. C’était une Frégate. Je ne me souviens plus de la marque, mais c’était ce modèle que ma tante Adèle m’avait apportée une semaine auparavant, après mon opération de l’appendicite. Un homme en est sorti, il semblait grand. Je l’ai observé par la fenêtre ; la buée de ce plein hiver masquait un peu la scène mais je n’osais pas essuyer le carreau. Beaucoup de voleurs d’enfants passaient dans la rue, disait ma mère, et c’était un peu vrai. L’homme fit quelques pas dans le jardin verglacé et disparut de ma vision. La chambre ne comportait qu’une fenêtre, donnant vers l’Est. Quelques minutes, le bruit léger d’une discussion dans le vestibule ; puis des pas se firent entendre dans l’escalier. Des pas plus lourds et déterminés que ceux de la tante Adèle ou de l’infirmière affectée à mes soins quotidiens. Je gagnai mon lit à la hâte, me recouvris de couvertures et fis semblant de dormir. L’homme entre bailla la porte, mais me croyant endormi, fit demi-tour. J’ouvris furtivement les yeux et vis qu’il n’était pas venu seul .

Il tenait dans sa main une peluche, dont je ne conserve qu’un vague souvenir d’enfance. Sans doute un petit mouton, tout doux et frisotté, qu’il avait trouvé dans un souk d’Algérie en cette période d’Aïd avant d’embarquer en permission pour Marseille. Cette année-là l’hiver avait été aussi rigoureux que celui de 1954. La neige tombait drue et épaisse, tapissant les rues. Crise d’appendicite. Écarts de l’ambulance sur le verglas. Trop gosse pour me rappeler tout cela. Juste la couture en boyau de vache qui orne encore mon aine soixante ans plus tard ; soixante ans, c’est pas assez pour faire de son corps un musée, les peines de cœur n’y sont pas encore inscrites à la visite, mais cela viendra, avec le temps. La plaie suppurait et la couture nécessitait des soins quotidiens. L’homme attendit que l’infirmière redescendit au rez de chaussée. Alors il monta les marches quatre à quatre, sûr de me trouver éveillé, ouvrit largement la porte et tout en me tendant la peluche déclara d’une voix autoritaire : « dis bonjour à papa qui revient d’Afrique ».

Un être qui sortait de mon néant enfantin revenait donc d’Afrique. Qu’était l’Afrique ? Un mouton en peluche, une Frégate de marque Dinky toy, une lanière de bœuf pour recoudre une peau de gosse, et cet homme, plus grand encore que je ne l’avais aperçu, un voleur d’enfant ? J’appris beaucoup plus tard qu’il avait en permanence un holster sous son bras gauche avec l’arme adéquat dedans. C’était la guerre en Algérie, donc ici aussi. Son séjour fut court et malgré les insistantes tendresses et paroles de ma mère me répétant c’est papa, c’est ton papa, je ne conservais de lui que la tendresse d’un petit mouton frisotté que chaque soir je caressais en faisant rouler ma Frégate sur l’oreiller, comme lui, dans le djebel, balayait la poussière des défaites coloniales. Il le savait. Il avait vu son dernier né, son épouse et cet autre côté de la Méditerranée où la vie s’écoule avec le rimmel de la paix. Mais l’enfant que j’étais ignorait la grande Histoire des hommes.

Le père, avec les mois d’absence, devenait un parfait inconnu. Ma mère n’en parlait jamais, ou dans un langage que personne ne comprenait. Un patois étrange, mêlant la jalousie et le savoir, la connaissance des hommes qui guerroient, des BMC et souvent des mensonges écrits au dos des cartes postales. Les enfants grandissaient, pour eux la guerre était loin, et les voleurs d’enfants offraient bonbons et cigarettes en passant dans la rue. Tout avait un prix, tout pouvait s’échanger, science ou libertinage, comme dans les cours de récréation certains perdaient leurs billes et d’autres les gagnaient.

Quand le père est rentré, la guerre d’Algérie avait cessé. Table rase du Passé mais milliers de morts sur le tablier des bouchers. Retour à la maison. Retour dans une vie étrange engluée par tant d’absences, les Vosges, Monte Cassino, l’Indochine, l’Algérie, qui font en sorte que les enfants ne reconnaissent pas leur père, qu’ils ont si peu vu. Étranger dans sa famille, n’ayant aucune relation avec l’espace qui devenait sien désormais, il acheta une maison, avec un grand pré autour, y fit paître sept moutons. Chaque année, un animal finissait en méchoui, au fond du pré. Puis il acheta une voiture, et je ne sais pourquoi ce fut une Frégate, aux formes sensuelles, dans laquelle nous pouvions tous nous installer. Ce jour-là nous filâmes vers la côte basque, entre Biarritz et Bidart. Soudain, à ce carrefour qui donne sur les falaises, il accéléra, pied au plancher. Une vieille pierre de la Rhune éclata les pneus de la voiture, m’éjectant avec mes frères et sœurs tels des boulets sur le bas-côté de la route. La voiture capota puis tomba dans le précipice.

Bien sûr, il n’en est rien. Toute la famille étendit ses draps de bain sur la plage, nous mangeâmes des cônes glacés en regardant des connes pommadées, puis le père regarda sa montre et nous annonça qu’il était temps de rentrer. C’est sur le chemin du retour que, de la banquette arrière, je posai cette étrange question :

« dis, papa, c’est quoi, ton prénom ? »

09 05 2020

AK

3 commentaires sur “Une histoire de famille (rediff)

    • De la voiture n’est restée que la remorque, semblable (avec un peu d’imagination) à un canot de sauvetage. On peut encore la visiter (la remorque) à Prague, mais uniquement les weeks-ends de Téléthon. Ô pauvres de nous !

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