Absurde mais (aussi) délirant

Bouny me demanda si je serais encore capable de relancer la machine. Je la pris au mot. Dès que je le pus, j’achetais chez A.H. Une voiture rapide et quelques hectolitres de gas-oil afin de fuir cette femme qui laissait flotter au vent ses jupes, et pouvoir enfin tranquillement manger ces fameuses lasagnes de Philadelphie dont Maésio ne cessait de me rabattre les oreilles quand notre ivresse bourdonnait sous la nuit parisienne.

Un silence. Zeppo, une source extravagante de riens, des prémices de tornade. Le sang de mes veines se glaça, et je vis fondre les vitres une à une sous le reflet noir du ciel. Et, cela te semble étrange sans doute, je me mis à rire pour conjurer ma haine. Alors l’oiseau noir tournoya sans azimut, les vents rasèrent la barbe des cocus, les champignons perdirent leur sens de l’orientation et mon patron s’acheta une villa à Miraflorès, dans les quartiers chics de Lima (Pérou). Et ma tendre Chérie me survécut. Dans la description immédiate des catastrophes elle planta son calme, sa chair et sa présence : le silence. Zeppo, je me mis à pleurer d’être et si survivant et si mort, d’être une source extravagante de silences et de bruits, d’avoir acquis quelque part l’Éternité immobile des quais.

La vie que je menais depuis dix-huit jours se révélait être un fiasco, tant les kilomètres filaient sans restriction, et ma désillusion ne s’amorça qu’au virage que je pris, quand le visage de Bouny apparut dans le rétroviseur.

Zeppo, quand je t’ai présenté Bouny tu étais ivre ; mais ses yeux gris t’embrassaient, je me savais hors course. Alors nous fîmes un tour sur les rotules bien huilées de mon véhicule-bolide et à la barbe des cocus je mettais pleins gaz, tirant des hirondelles des rires débridés, et des gazelles des souffles exacerbés. La nuit jouait nos échecs et nos dames, partageant le ciel obscur et gérant le matin clair.

À coups de poings dès le petit matin nous réglâmes notre différend. Une arcade pour moi, deux dents pour toi. Et Bouny sortit du bolide se dirigea vers avec Salt, qu’on appelait Salt Lake City parce qu’il nommait les espagnols « pingouinos ». Elle monta sur le tracteur de Salt et disparut dans la poussière de la route. Cependant, je roulais trop vite, Zeppo, j’avais tes joues rouges dans le collimateur de ma hargne, et j’imaginais Bouny sur le tracteur avec ce con de Salt, maintenant à une quinzaine de miles derrière nous. Je cessais soudain d’y penser, et roulais à toute berzingue.

Ma bagnole est blanche comme une barbe de cocu. Elle sent les carrefours et les feux tricolores sont ses plats favoris : lasagnes de lignes blanches, charcuteries de piétons renversés, crème catalane d’accidents ignifuges. Rouler la pâte à pizza et fuir Philadelphie, m’échapper dans le bruit vers le calme et la motte céleste de Bouny.

C’était un but idiot, donc tout-à-fait à ma portée. Inutile de manger de l’aïl, comme faisait mon père quand il espionnait les lapins dans les champs de maïs, inutile de vacciner les morts quand monte la nostalgie, mais pour survivre je dois haïr Salt Lake City et coucher dans le lit de Bouny.

Bouny était veuve depuis quinze jours que j’avais étripé Salt quand Zeppo m’appela : « tu connais la nouvelle ? »

« Non »

« Ton patron est mort et sa villa de Miraflorès est en vente à un prix dérisoire ! »

« Tu veux dire que si je vends mon bolide je peux acheter sa villa, c’est ça ? »

« Exactement ! »

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(À suivre?)

20 10 2002

AK

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