les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
L’ homme a besoin de rêver et quand il se sent seul il pousse une porte qui lui offre un autre monde. Il l’ouvre au hasard, sans chercher à savoir que d’autres portes se présentent à son choix, tant il est pressé par ses propres désirs de naître à tous les possibles qu’offre la société dont il a tété le lait depuis sa prime enfance, sein maternel, jouets de Noël, caprices supermarché-viatiques, puis égotisme adolescent, dérapages festifs, et plus tard ennui de la vie conjugale et son train-train, du travail obligatoire et son train-train stressant, bref, l’homme a besoin de rêver. De prendre un train qui l’amène seul au bout de son Passé pour se noyer enfin en se jetant d’un quai, un quai maritime où l’eau clapote, en fumant une cigarette sous les mâts des luminaires, dans cette ambiance trouble où s’exhale la fumée parfumée d’une femme noire aux tresses blondes, prostituée par malchance et une dèche longue comme une vie de malheurs familiaux, de fantômes machistes et de solitude. Car elle aussi est seule, comme le type assis sur la bitte d’amarrage, qui l’entend claquer ses talons mais ne la regarde pas, car il sait qu’ils ne partageront aucun rêve ensemble, juste une petite mort dans un hôtel de passe.
En fait, ils ne ressemblent à rien. Les luminaires du haut de leurs mâts les éclairent de dos et seules leurs ombres illuminent leur passage en ce lieu dérisoire et immensément peuplé d’illusions perdues. Qu’importe leur nom, prénom et date de naissance, le quai ne les embarquera pas pour un voyage vers l’horizon meilleur, car lui aussi courbe le dos quand on le regarde. Les mouettes, les goélands et les sternes dorment encore, les pêcheurs sont en mer.
(https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/serie-la-meteo-marine-les-pepites-de-nos-60-ans).
Soudain l’homme découvre son rêve : plonger et nager avec les sirènes. L’eau calme , frémissante, reflète des poussières d’étoiles et des arc-en ciel, entre les bouteilles en plastique en maraude sur l’onde et les couleurs du gas-oil qui frétillent (comme à Rio), que servent les lumières froides des mâts des docks.
La prostituée fait les cent pas et claque ses talons dans une drôle de danse opiniâtre : elle entend les clameurs du bastringue où les ouvriers fêtent un départ à la retraite de l’un d’entre eux. Elle sait que le cadeau qui sera offert par les potes, c’est elle, une pâtisserie partagée par d’autres, qui bandent encore , iront embrasser ses lèvres botoxées qui ressemblent maintenant à une vulve placardée sur son visage. Encore dix minutes avant d’y aller. Gagner un peu de pognon pour partir à Rio, son carnaval, sous les lampions de la misère ensoleillée, miroitante comme cette eau noire et glauque qui clapote en sourdine contre ce quai.
L’homme se lève alors et plonge rejoindre les sirènes dont il rêve depuis trois ans. Elle regarde la bitte. L’homme a laissé son portable et ses papiers. Elle s’en saisit : sa carte d’identité indique son nom, prénom et date de naissance, nationalité : ukrainienne. À la lecture du document elle comprend de suite la différence qui existait chez cet homme entre ce simple nom commun : sirène ; entre son rêve de remplacer celle de la guerre par un havre de paix solidaire et non plus solitaire. Le portable a pris l’eau, sans doute par les larmes versées de cet inconnu. Elle le balance dans l’eau noire du quai, se met à rire étrangement, à parler à voix haute, couvrant le vacarme des ouvriers qui lui ouvrent à cet instant la porte du bastringue. Elle leur gueule : « vous n’entendez pas les sirènes ? Elles sont noires comme moi je suis nigériane, et les putes, c’est vous ! »
Alors, à son tour, elle ouvre une porte au hasard, sans chercher à savoir que d’autres portes se présentent à son choix, mais elle a besoin de rêver dans sa profonde solitude, sans visa ni carte d’identité. Comme l’homme qu’elle a vu, assis sur une bitte, comme ses talons qui claquent sur le quai désert.
11 02 2024
AK

Triste tranche de vie !
Bon dimanche (quoi qu’il en soit), illustre Karouge.
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Quand on voit la marche actuelle du monde l’homme et la femme dont il est question ici préféreraient voir plonger tous ces dictateurs mégalomanes dans l’eau noire qui est, jusqu’à présent, notre lot quotidien (en général et partout).
Bonne soirée Maëstro !
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Je suis assez d’accord avec toi, malheuruesement ! 😥
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