Les mardis de la poésie : Jean Tardieu (1903-1995)

Texte issu du site : https://www.poemes.co/

À TU ET A TOI

Toi qui n’es rien ni personne

toi

je t’appelle sans te nommer

car tu n’es pas le dieu

ni le masque scellé sur les choses,

mais les choses elles-mêmes

et davantage encore : leur cendre, leur fumée.

Toi

qui es tout,

qui n’es plus, qui n’es pas :

peut-être seulement

l’ombre de l’homme

qui grandit sur la paroi de la montagne

le soir.

Toi qui te dérobes et fuis

d’arbre en arbre

sous le portique interminable

d’une aurore condamnée

d’avance.

Toi

que j’appelle en vain

au combat de la parole

à travers d’innombrables murmures

je tends l’oreille

et ne distingue rien.

Toi qui gardes le silence

toujours

et moi qui parle encore

avant de devenir sourd et aveugle

immobile muet

(ce qui est dit : la mort),

Je vais hors de moi-même en tâtonnant

cherchant ce qui peut me répondre,

« toi »,

peut-être simplement

le souffle de ma bouche

formant ce mot.

Toi

je te connais je te redoute

tu es la pierre et l’asphalte

les arbres menacés

les bêtes condamnées

les hommes torturés.

Tu

es le jour et la nuit

le grondement d’avions invisibles

pluie et brume

les cités satellites

perspectives démentes

les gazomètres les tas d’ordures

les ruines les cimetières

les solitudes glacées je ne sais où.

Tu

grognes dans les rumeurs épaisses des autos des camions des gares dans le hurlement des sirènes l’alerte du travail les bombes pour les familles.

Tu

es un amas de couleurs

où le rouge se perd devient grisaille

tu es le monceau des instants

accumulés dans l’innommable,

la boue et la poussière,

Tu ne ressembles à personne

mais tout compose ta figure.

Tout :

le piétinement des armées

la masse immense de la douleur

tout ce qui pour naître et renaître

s’accouple à l’agonie,

même les prés délicieux

les forêts frissonnantes

la folie du soleil l’éphémère clarté

le roulement du tonnerre les torrents,

tout

cela ne fait qu’un seul être

qui m’engloutit ; je vais du même pas

que les fourmis sur le sable.

Toi

je te vois je t’entends

je souffre de ton poids sur mes épaules

tu es tout : le visible,

l’invisible.

connaissance inconnue

et sans nom.

Faut-il parler aux murs ?

Aux vivants qui n’écoutent pas ?

À qui m’adresserais -je

sinon à un sourd

comme moi ?

Tu

es ce que je sais,

que j’ai su et oublié,

que je connais pourtant mieux que moi-même,

de ce côté où je cherche la voie

le vide où tout recommence.

Jean Tardieu

Jean Tardieu, né le 1er novembre 1903 à Saint-Germain-de-Joux, dans l’Ain et mort le 27 janvier 1995 à Créteil, dans le Val-de-Marne, est un écrivain et poète français, inventeur extrêmement fécond, qui s’est essayé à produire dans tous les genres et tous les tons : humoriste aussi bien que métaphysicien, dramaturge et poète lyrique ou formaliste, il a déployé en plus de soixante ans une créativité exceptionnelle, faisant alterner une poétique classique avec le vers libre ou les tentatives audacieuses de l’écriture informelle. Avec une inquiétude métaphysique dissimulée sous l’humour, Jean Tardieu n’a cessé de se « demander sans fin comment on peut écrire quelque chose qui ait un sens ».

source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Jean_Tardieu#L’%C5%93uvre

Oulipo au feu… Photo Bourisp 2021 (en bas) (prochain festival du reportage du 4/07 au 15/08/2024)

Photo prise à Bilbao pour l’illustration (au-dessus)

4 commentaires sur “Les mardis de la poésie : Jean Tardieu (1903-1995)

    • Bon, eh bien à partir de ce soir je m’invite chez toi (enfin, sur ton site!). Je crois que j’ai de quoi ouvrir mes esgourdes et mes mirettes tant je n’écoute plus de musique classique depuis quelques années ( non non, inutile de compter sur MES doigts). J’achèterai ton bouquin dès que j’aurai (repris) mes marques musicales.

       le site de l’imprimeur « TheBookEdition » (https://www.thebookedition.com/fr/compositeurs-et-compositrices-p-392462.html)

      Bonne soirée Maëstro !

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      • Un conseil, quand tu te sentiras prêt à acheter mon livre, ne passe pas par thebookedition, demande le moi. Je le vends au prix qu’il m’a coûté chez l’imprimeur, soit 12 €, auquel il faut rajouter 6 € de frais postaux. Et en plus, tu auras droit à une dédicace !
        Elle est pas belle, la vie ?
        Sinon pour Jean Tardieu, je l’ai également cité récemment dans un autre article, celui sur la compositrice Sophie Lacaze, qui a mis en musique certains poèmes de « l’Espace et la Flûte », un recueil de poèmes illustrés par Picasso.
        Bonne soirée, illustre Karouge.

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      • C’est noté sur ma partition ! J’ai vu l’article consacré à Sophie Lacaze. En plus elle est née à Tarbes !
        Bonne soirée à toi.

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