Anniversaire du droit de vote des femmes (21 avril 1944) : une nouvelle excellente de Saki (1870-1916)

Au cours de la seconde décade du XXe siècle, après que la peste eut dévasté l’Angleterre, Hermann, dit l’Irascible, aussi surnommé le Sage, monta sur le trône d’Angleterre. La maladie mortelle avait balayé la famille royale jusqu’à la troisième et quatrième génération. C’est ainsi que Hermann, le quatorzième héritier des Saxes-Drachsen-Wachestelstein, qui était treizième dans l’ordre de succession, fut appelé à régner sur l’Angleterre et ses possessions au-delà des mers. L’accession d’Hermann au trône fut un de ces faits imprévisibles qui surviennent parfois en politique, et il prit ses fonctions très au sérieux. Dans beaucoup de domaines, Hermann était le monarque le plus progressiste qui eût jamais siégé sur un trône vraiment important. Avant que ses sujets puissent prendre conscience de la situation, elle avait changé. Même ses ministres qui étaient progressistes par tradition eurent du mal à s’aligner sur ses propositions de loi.

-En fait, reconnut le 1er ministre, nous sommes gênés par toutes ces femmes qui clament qu’elles veulent le droit de vote ; elles dérangent nos réunions dans tout le pays et elles essaient de transformer Downing Street en terrain de pique-nique.

-Il faut les en empêcher, dit Hermann.

-Les en empêcher ? Dit le Premier ministre. Je suis tout à fait d’accord, mais comment ?

-Je vais vous rédiger un projet de loi. Les femmes voteront aux élections : elles voteront , comprenez-le bien, ou pour être plus clair, elles devront voter. Pour les hommes, le vote restera facultatif comme il l’a toujours été. Toutes les femmes de 21 à 70 ans seront obligées de voter et non seulement en cas d’élections parlementaires ou municipales, aux élections d’arrondissement, à celles des paroisses, mais aussi pour les juges, les inspecteurs des écoles, les marguilliers, les conservateurs de musée, l’administration de la Santé, les interprètes auprès des tribunaux, les professeurs de natation, les adjudicataires, les maîtres de chapelle, les surveillants de marché, les professeurs de peinture, les bedeaux et autres fonctionnaires locaux que je rajouterai au fur et à mesure que l’idée m’en viendra. Toutes ces nominations seront soumises à élection, et toutes les femmes qui ne voteront pas où elles résident seront soumises à une amende de dix livres. Toute absence qui ne sera pas justifiée par un certificat médical valable ne pourra bénéficier d’aucune excuse. Soumettez ce projet aux deux Parlements et apportez-le -moi après -demain pour que je le signe.

Dès le début, le privilège du Vote Obligatoire fut accueilli avec peu d’enthousiasme, voire pas d’enthousiasme du tout, même dans les milieux qui avaient réclamé le droit de vote avec le plus d’insistance. L’ensemble des femmes du pays s’était révélé hostile ou indifférent à l’agitation électorale, et les suffragettes les plus fanatiques commencèrent à se demander ce qu’il pouvait bien y avoir de si attrayant dans la perspective de mettre un bulletin de vote dans une boîte. Dans les municipalités, l’exécution de la nouvelle loi parut assez compliquée ; dans les villes et les agglomérations importantes, ce fut un vrai cauchemar. Les élections se déroulaient sans fin. Les blanchisseuses et les ouvrières durent se dépêcher de quitter leur travail pour aller voter, souvent pour un candidat dont elles n’avaient jamais entendu le nom et qu’elles avaient choisi au hasard. Les employées de bureau, les serveuses se levaient aux aurores pour se dépêcher de voter avant de se rendre à leur lieu de travail. Les femmes du monde voyaient leurs habitudes et leur vie bouleversées par l’obligation d’atteindre le lieu du scrutin. Finalement, les sorties du week-end et les vacances d’été devinrent peu à peu un luxe masculin. Le Caire et la Riviera ne furent accessibles qu’aux grandes invalides et aux femmes extrêmement riches, car l’accumulation des amendes de dix livres pendant une absence prolongée ne permettait pas à des gens, même aisés, de courir ce risque.

Personne ne s’étonne donc que l’agitation contre le droit de vote des femmes prît une ampleur considérable. La ligue des « pas de vote pour les femmes » compta un million d’adhérentes. Ses couleurs jaune citron et pourpre foncé s’affichèrent partout et son hymne de combat : nous ne voulons pas voter devint un refrain populaire. Comme le gouvernement ne semblait pas tenir compte de cette tentative de persuasion pacifique, on en vint à des méthodes plus violentes. Des réunions furent perturbées, des ministres malmenés, des policiers mordus et l’ordinaire des prisons rejeté. La veille de l’anniversaire de Trafalgar, des femmes grimpèrent par groupes de trois sur les colonnes de Nelson. Il fallut donc renoncer à la décoration florale habituelle. Cependant, le gouvernement maintenait obstinément sa conviction : les femmes devaient avoir le droit de vote.

Enfin, en dernier ressort, une excellente idée, bien féminine, se fit jour ; il est étrange qu’elle ne soit pas survenue plus tôt : on assista à l’organisation de la Grande Lamentation. Les femmes se relayèrent par dix mille et pleurèrent sans arrêt dans les lieux publics de la capitale. Elles pleurèrent dans les stations de métro, dans les wagons, dans les omnibus, à la National Gallery, dans les docks et les arsenaux, dans le parc Saint James, les récitals de chant, chez Prince et sous les arcades de Burlington. Le succès, jusque là ininterrompu, de la brillante comédie satirique intitulée le lapin d’Henry fut compromis par la présence de femmes qui sanglotaient aux fauteuils d’orchestre, aux balcons et aux secondes galeries. Un cas de divorce des plus brillants qui n’arrivait pas à aboutir depuis plusieurs années se vit privé d’une bonne part de son éclat par la conduite lacrymatoire d’une partie du public.

-Qu’allons-nous faire ? Demanda le Premier ministre dont la cuisinière avait pleuré dans tous les plats du petit déjeuner et dont la nurse était sortie en ravalant péniblement ses larmes pour emmener les enfants faire une promenade dans le parc.

-Il y a un temps pour tout, dit le roi. Il y a aussi un temps pour céder. Soumettez aux deux Parlements un édit privant les femmes du droit de vote et apportez-le-moi après-demain pour que je lui accorde le consentement royal.

Pendant que le ministre se retirait, Hermann l’Irascible, qu’on surnommait aussi le Sage, rit sous cape.

-On a dit qu’il y avait bien d’autres façons de tuer un chat que de l’étouffer avec de la crème, mais je ne suis pas sûr, ajouta-t- il, que ce ne soit pas le meilleur moyen.

Nouvelle extraite de « Le cheval impossible » de SAKI, éditions Julliard, collection Parages (1993)

Si vous aimez l’humour sarcastique , noir, et originalissime, lisez cet auteur, mort au combat près de Beaumont-Hamel en 1916.

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