Josuald, ou comment partir en fumée

Ce fut dans un épais silence que l’on dressa la table dans le jardin, à l’emplacement où les herbes restaient courtoises tant il fallait respecter les mollets des jolies dames enjuponnées. Le jardin en lui-même ne possédait aucun attrait, si ce n’était une haie de lauriers mal entretenue où les gamins du village se dissimulaient pour observer les voisins que nous étions. Il n’avait pas plu depuis le mois de mai et le gazon commençait à tirer la langue, tout comme les chats qui revendaient la leur à prix d’or car ils en possédaient d’autres dans leurs sibyllines réserves d’existences.

C’était en ce jour un repas que l’on définirait d’habituel, où seule assistait la famille : un père, une mère, deux filles et un petit garçon, ainsi qu’une grand-mère du côté maternel que les enfants installèrent à l’ombre d’un chêne pour qu’elle puisse sentir l’odeur du tronc et des bénédicités et non de la chaîne que son mari défunt lui avait accrochée au cou, ainsi que d’ une alliance en or au doigt dans une église de province, quarante ans plus tôt.

Le temps nourrissait la famille par diverses denrées surgissant de terre à chaque saison, dont le patriarche gérait l’entièreté du potager, et la saison hivernale engrangeait citrouilles, épinards et blettes que tous devaient manger en mastiquant et ruminant le jour où viendrait leur revanche : faire avaler une avalanche de frites à ce paternel dans un fast food en était une des façons. Cependant, l’heure n’était pas encore venue, bien que Julien, le plus jeune des enfants, eut déjà envisagé de mettre une carotte entre les fesses de papa et de l’expédier dans un terrier de lapins affamés, comme il l’ait vu dans les images du livre d’Alice au pays de merveilles. Laure, sa sœur cadette, lui arracha le livre des mains : « on ne lit pas à table, et au lit on dort » , ce à quoi répliqua la sœur aînée, Clotilde, qui fêtait ce jour-là son seizième anniversaire : « et pas qu’avec un livre ».

On installa un groupe de musiciens dans un recoin du jardin, histoire d’effaroucher les passereaux et les merles chanteurs, trop enclins à égayer les jardins quand la nature fleurit dans les arbres fruitiers, car il fallait avant tout que règne le silence en ce lieu qui pourtant portait en soi la gaieté, la joie et les discussions les plus avinées, celles qui offrent aux palais vinicoles les plus renommés châteaux bordelais.

En fait, si les convives se taisaient, Julien venait de trouver le moyen de se venger des légumineuses du père Fouettard (en fait Jérôme était son blaze). Car la famille attendait quelqu’un : l’oncle Josuald, dont les enfants connaissaient depuis des années ce qu’en disait leur père : « votre oncle Léon, ce rouleur de cigarette, viendra un de ces jours nous enquiquiner avec sa fumée cancérigène, alors préparez-vous dès maintenant à quitter la table, le jour où il se présentera. » Et ce jour était venu.

Josuald était le frère d’Émeline, l’épouse de Jérôme. C’était ce qu’on appelle un brave homme, de corpulence rondouillarde mais sans excès, certes buveur, hâbleur et joueur de cartes, qui avait prospéré dans les tavernes du pays où ses tricheries étaient encore méconnues des autochtones avec lesquels il entretenait des rapports assez divers, selon qu’il s’adressât aux perdants ou aux faux gagnants (car ceux-ci se retrouvaient ensuite dans la première catégorie, quand lui s’était éclipsé du village les poches pleines). Ainsi disait-il lui-même « je vis une petite vie de rouleur de cigarette », expression qu’avait captée en son temps Jérôme et qui lui avait valu de détester cet homme affable et courtois qu’était le frère d’Émeline.

Comme cela se pratiquait il y a bien longtemps, sur la table un couvert supplémentaire avait été dressé, non pour accueillir un pauvre comme la tradition l’exigeait, mais pour le cas où débarquerait sans prévenir l’affreux oncle Josuald. Comme le repas se déroulait dehors Émeline n’avait pas mis de cendrier près du couvert. L’herbe suffirait à absorber les cendres et mégots de l’oncle. D’autant que les garnements planqués dans la haie de lauriers ne manqueraient pas de venir récupérer plus tard le tabac issu des mégots que Josuald enverrait balader sur la pelouse.

C’est au cliquetis de sa voiture électrique qu’il apparut enfin, à l’heure exacte où les verres tintent de l’apéritif et des glaçons printaniers qui font fondre la glace du rude hiver dont ne restent que les légumes (citrouilles, épinards etc) qu’il faut manger avant qu’ils ne moisissent. Julien, malgré son jeune âge, pensait que l’hiver ne finirait jamais alors que la soupe au potiron commençait à peine à tourner de l’œil dans son assiette. Laure et Clotilde ne disaient mot, mais par supercherie purement féminine elles quittaient la table sous des prétextes fallacieux et alimentaient la grand-mère calée au pied du chêne, qui parfois partageait son assiette avec les musiciens que tout le monde avait oubliés.

L’oncle Josuald fut placé à un bout de la table, et Jérôme à l’autre, de manière à éviter toute prise de main entre eux. Émeline était à côté de son frère et les trois rejetons de la famille occupaient les autres sièges latéraux disponibles. La discussion s’ancra sur les nouvelles les plus insipides de la vie courante durant laquelle il ne fut pas question du cliquetis de la voiture électrique de Josuald, ni sur la présence dans un recoin du jardin de musiciens affamés, juste quelques mots pour la grand-mère endormie au pied du chêne.

Les garnements cachés dans la haie de lauriers commençaient à s’ennuyer sérieusement, lorsque Josuald alluma sa première cigarette. Par un hasard fortuit, les passereaux du jardin se mirent à siffloter, les merles à chanter et l’herbe caressa tendrement les jupes d’Émeline, de Laure et de Clotilde. Émeline, pourtant excellente maîtresse de maison, ne se leva pas pour continuer le service, et même ses filles restèrent assises (quitte à affamer leur grand-mère, qui somnolait la bouche ouverte). Les volutes de fumée prodiguées par l’oncle Josuald se répandaient dans l’air ambiant, envahissant le jardin, la haie de lauriers mal entretenue, les arbres fruitiers en fleur, et fait important, Jérôme lui-même restait statique, son visage prenait la transparence d’une vitrine derrière laquelle s’exposent des mannequins féminins aux apparats printaniers . Josuald, impassible, tirait sur son mégot et enfumait l’espace, silencieux comme une ville vers quatre heures du matin. On entendit les musiciens s’accorder sur une reprise du « jardin extraordinaire » de Charles Trenet. Julien se demanda s’il n’avait pas oublié des pages d’Alice au pays des merveilles, Clotilde sa lecture de la Belle au bois dormant, et Laure les aventures de Peter Pan.

Ce fut un beau moment de symbiose familiale, telle qu’elle n’en est que rarement évoquée dans les livres. Mais peu à peu la réalité cède sa part de rêves au vent quand celui-ci se lève. Et ainsi s’égaillent les moments les plus harmonieux. Jérôme fut le premier à émerger. Il avait repris son air méchant quant à Josuald, et dans l’articulation de sa vindicte encore embrumée il lui demanda : « mais dis-moi, tu as changé de marque de tabac, non ? »

Josuald répondit : « mon pauvre Jérôme, le tabac coûte une blinde de nos jours, alors je me suis mis au cannabis. »

L’histoire ne raconte pas s’ils sont devenus amis, ni si Émeline, Laura et Clotilde se sont mises à fumer l’herbe qui chatouillait leurs mollets, ni si la « nouvelle carotte » des buralistes a fait changer Julien sur son jugement au sujet de son père. Ni sur le cliquetis des voitures électriques, des musiciens affamés, et des grand-mères qui ont nourri les petits garnements désormais grands, bref : Josuald, ton couvert est toujours mis sur la table, occupe-le quand tu passes par ici, que tu sois riche ou pauvre, laisse le vent nous emporter loin de la folie des hommes.

26 04 2024

AK

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