Djo-John et les deux ânes.

Djo-John grimpa sur un monticule qui surplombait le passage des gens et des chariots, s’adossa à un vieux châtaigner. Une fois installé, il regarda les deux mulets, en fait une mule et son mari, qui tiraient une charrette pleine de terre féconde sur le chemin caillouteux qui menait au village. Ce faisant, comme peu de monde et de matériel roulant passait, il put surprendre la conversation des deux complices attelés poussant leur lourde charge.

Le mulet, décréta Djo-John, s’appelait Gus (diminutif de Gustave, le grand père de Djo) et la mule Mona, comme sa grand-mère, Monette John.

-Tu ne crois pas qu’ils nous fatiguent, Gus, tous ces hommes qui nous oppressent ?

-Tu vois Mona, c’est notre lot : ils forent tous les sols où ils peuvent mettre leurs pieds pour en extraire du pétrole, et nous, on nous oblige à charreter cette terre fertile pour remplir les cimetières, alors que ces abrutis pourraient prospérer dans la plus complète harmonie avec la pachamama !

-Ne me parle pas de pachamama, Gus, ces imbéciles veulent changer le cours des choses, tu vois : pensée unique et profit congénital, un peu comme dans leurs anciens magazines on voyait le grand oncle Balthazar Picsou au sommet d’une pyramide de pièces d’or, et les petits Riri, Fifi et Loulou, neveux de l’oncle Donald tentaient de lui faucher des pièces pour s’acheter des burgers à la fête foraine de Las Vegas !

-Tu mélanges tout, Mona, hop là ! Attention aux cailloux devant nous ! Tiens, même les moraines se sont transformées en gravillons et bientôt nous serons sur le sable avec des énergumènes pareils.

-Pourvu qu’ils ne nous bitument pas le chemin avec leur sable pourri, Gus.

Djo-John écoutait distraitement la conversation, mâchonnant un brin d’herbe au latex (chiklé) qui entrait dans une oreille et en sortait par l’autre, enrichie de cérumen jaunâtre comme un miel d’orpaillage. Il est vrai que la charrette avançait lentement, bien que la pente fût relativement faible, au niveau de l’inflation de ce pays de cocagne vanté par les dirigeants, descendants illustres de Walt Disney et surtout de Paracelse (et de son cousin Flamel), qui avait transformé le plomb en or en massacrant les emplumés natifs par les armes et l’eau de feu, eux qui fumaient des calumets sans nicotine et chassaient le futé bison dans les plaines des Appalaches.

Les mulets firent une courte halte ; la pente de l’inflation qui se dressait devant eux pour atteindre le village nécessitait de décréter quelques manœuvres tactiques, tant la charge était lourde. Il semblait qu’un poids supplémentaire rendait le chariot plus lourd. Était-ce le ruissellement de l’or tant attendu depuis quatre années de sécheresse, ou celui de malfrats ayant sauté par dessus les ridelles pour sommeiller en paix, tel que Djo-John le faisait en cet instant sur son monticule ?

Mona et Gus se regardèrent. Ils devaient reprendre leur travail, sous peine d’être licenciés sine qua non par leur patron, un certain Buridan, qui ne leur laissait que ce choix : assécher le fleuve Colorado pour alimenter Las Vegas en fontaines et piscines polluées aux cocktails avec pailles en plastique, ou se ruiner la santé entre deux picotins d’avoine non payables en pièces d’un cent, trop coûteuses à fabriquer, et pas rentables pour les bandits manchots des casinos de Los Angeles.

Mona reprit son souffle.

-Tu te souviens, Gus, de quand ils nous ont amenés ici ? Porto Rico, le jazz, West side story, on pensait tous qu’on arriverait en terre élégiaque, liberté de brouter, plus besoin de s’esbigner à tirer des charrues, de l’avoine et du son en veux-tu en voilà…

-S’il te plaît, Mona, c’était au siècle dernier. Maintenant nous en sommes arrivés sans doute au dernier siècle. À quoi servons-nous, sinon à disparaître dans la grande Babylone qui déconne à plein tube ?

-Tu me donnes envie de pleurer !

-Ne dis pas ça, Mona, suer n’est pas pleurer, bien au contraire. Notre courage, c’est d’avancer, de nous battre, et cette terre qu’on nous oblige à charrier, c’est notre vengeance. Nous sommes harnachés, c’est un fait, mais n’avons pas d’œillères, ils ont oublié de nous en mettre. Certes, quelques malfrats roupillent sur le tas de terre féconde que nous menons au cimetière…

-Que veux-tu dire, Gus ?

-Ah, Mona, tu as vu cet ado sur le monticule, qui nous regardait passer ?

-Oui.

-Eh bien, quand nous arriverons au village, aux abords du cimetière, nous basculerons les trois endormis qui roupillent sur notre pachamama. Dans le trou, les salauds ! Le gosse, c’est certainement un des fils du pasteur local, alors forcément il viendra assister au spectacle. Ici, tout le monde aime le spectacle, c’est le fondement de leur société. Alors, Mona, tu brairas.

-Et toi ?

-Je ferai une énorme merde qui attirera ce gosse, croyant qu’elle va se transformer en or par la magie subtile de la transmutation des artifices en intelligence universelle et là, hop, une ruade dans le cul. Il tombe au fond du trou fondamental de son propre fondement : son cul. Impossible de remonter, c’est trop glissant.

-C’est tout ?

-Non, le petit con a lâché ses papiers, et toi et moi apprenons alors qu’il se nomme Djo-John .

Mona éclata d’un grand rire, son braiment fut gigantesque, Gus plongea ses naseaux dans un bac de picotin d’avoine, et deux coups de fusil bien ajustés firent le reste. Tel est le sort des animaux qui discutent en travaillant.

15 02 2025

AK