Ball(e)-trap(pe)

John balaya d’un revers de main la table basse où, quelques minutes auparavant, il avait posé ses yeux. Il ne sentit que l’œil aveugle du revolver qui pointait sur lui sa dernière lueur d’espoir, ce qui fit retomber son envie suicidaire d’en finir avec lui-même, la table basse et ses yeux désormais introuvables pour regarder la mort en face.

Ignès, sa femme, le scrutait, vautrée dans son fauteuil Chippendale, palper le petit meuble en chêne blond du Canada à la conquête de trouvailles qu’elle savait impossible, ayant dissimulé la paire de lunettes de son mari entre ses seins, engoncé dans l’échancrure diabolique de son chemisier à fleurs. Elle avait aimé John dans sa jeunesse, car la jeunesse était un cadeau en soi, alors, un homme, pourquoi pas ? Mais plus tard, quand la prospérité s’immisce dans un couple, avec les chemisiers en soie, les lits à baldaquin et les fausses tapisseries de Bayeux, les peintures de maîtres accrochées aux murs et l’escalier à double révolution, les ambitions deviennent des empires du mal être et de l’ennui quotidien. Alors, Ignès se complaisait à éprouver John, par ennui, parfois par désinvolture, d’autres encore par sadisme.

John sentit le canon froid caresser ses doigts, comme on fait allégeance à plus fort que soi, ou que l’on se condamne à destiner sa vie au néant. Un appel, pas un cri, pas un bruit. Juste cette proximité des doigts qui cherchent leurs yeux sur une table basse, en chêne blond du Canada.

Et puis, il y avait eu cette dispute. Ignès lui avait dit qu’il y avait des imbéciles heureux et qu’il en faisait partie, ce à quoi il avait rétorqué qu’il y avait aussi des putains lasses qui désespèrent les marins sur les quais des deux côtés de l’Atlantique. C’est par ces mots que leur amour cessa d’avoir été aveugle des années durant, tant le schéma de leur vie commune déchirait toute perspective. En quelque sorte, la longue vue du bonheur à vie avait cédé sa place au revolver, la vie commune à l’émancipation et, pourquoi pas, au divorce. Mais il fallait avant tout que la fatalité joue son rôle, du moins dans le témoignage de celle qui ambitionnait le magot de son époux. Un accident est si vite arrivé, surtout dans l’espace de la vie quotidienne, comme une pile d’assiettes qui se brise par inadvertance au moment de la ranger dans le grand buffet offert par la grand-mère qui y avait planqué son mari durant la dernière guerre.

John avait à maintes reprises raconté cette anecdote à Ignès qui, avec les années, en avait analysé de multiples facettes et depuis leur dispute schématisé quelques projets radicaux. Cependant, assassiner son mari en lui cassant une pile d’assiettes sur la tête, fussent-elles en porcelaine anglaise wedgwood, lui semblait très périlleux et improbable. Ne restait donc que le revolver, la table basse en chêne blond du Canada et les lunettes coincées dans son soutien-gorge.

John fit alors un geste inopiné : il saisit à l’aveuglette le revolver, le palpa méthodiquement, huma le fût du canon, vérifia que le chargeur comptait toutes ses balles ; puis il demanda à Ignès d’aller vérifier que ses yeux n’aient pas remisés par inadvertance sur la pile d’assiettes qu’il avait rangé dans le buffet une heure auparavant. En bonne épouse, Ignès se leva et se dirigea vers le meuble, qu’elle ouvrit, extirpant en même temps les lunettes de son mari de son chemisier à fleurs.

« Oh, chéri ! En effet, elles sont là »

C’est la dernière phrase qu’elle prononça, juste avant la détonation. John resta calme, un léger sourire aux lèvres. Le menuisier du village pourrait sans doute faire un beau cercueil en chêne blond du Canada, en copiant l’essence du modèle que John avait sous les yeux, enfin, pas exactement, car il avait rechaussé ses lunettes et que tout maintenant était clair, légèrement teinté de roux.

16 05 2025

AK

5 commentaires sur “Ball(e)-trap(pe)

    • Je le concède (la porcelaine anglaise). Pour le crobard, j’aime bien dessiner des petites conneries très « art brut ». Celui-là était intitulé « le toréador » je crois. Il est exposé en ce moment dans un musée mais je ne sais pas lequel .😁😂

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      • C’est donc au Grand Palais que j’ai vu ton chef-d’oeuvre, ça me revient ! Je voulais l’acheter !!! Il est toujours en vente ?? 😉

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      • Il a déménagé au MUCEM de Marseille, pour toute demande voir avec mon fils sur place à qui le crobard a été donné (car lui aussi l’a bien aimé, c’est vrai). Bon, j’en pondrai d’autres, pas d’inquiétude !😉

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      • J’attendrais !! Je ne m’inquiète donc pas ! Je comprends qu’il faut montrer les crobards à un maximum de personnes ! 🙂

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