le chameau et le zébu (un conte à régler!)

Le chameau se moquait du zébu : moi, disait-il, j’ai deux belles bosses remplies d’eau qui me permettent de passer quarante jours dans le désert sans mourir de soif, alors que toi, petit zébu, avec ta gourde sur le dos, tu ne survivrais pas une semaine. Le zébu rit entre ses cornes : je te connais, et sais très bien que ce tu as sur le dos ce sont deux grosses boules de graisse, et qu’elles sont avant tout le signe de ta paresse. Il t’est facile qu’un touareg coincé entre tes bosses ne te fasse pas trop la morale, qui porte un homme sur son dos sauve sa peau dit un proverbe de chez nous. Or moi, c’est le soc que je tire, de l’aube au crépuscule, qui pousse les charrettes des peuples en exil quand toi tu te pavanes et blatères à qui veut l’entendre que tu es le vaisseau du désert ; tu parles, tu es le vacancier au grand air, le maître des caravanes dans les caravansérails, tiens tu me fais penser à ces camping-carristes qui séjournent au pied de la dune du Pyla, c’est tout !

Le chameau regimba : sais-tu, impertinent, combien de tonnes de sel nous transportâmes, entre Tombouctou et Beyrouth, jusqu’aux confins du monde occidental, sur tous les ports de la Méditerranée, quel lourd fardeau j’ai porté, avec mes frères, mes enfants et mes chamelles qui abreuvaient de leur lait les hommes alors que toi, cornu de mes fesses, ils t’asservissaient dans les champs de pierrailles pour de maigres récoltes ?

Tu te moques, chameau, et je pourrais avaliser tes dires. Mais je sais le poids des humiliations et des enfers que sont les nôtres. Les routes de la soie et du sel sont les mêmes. Nos échines supportent d’autres fardeaux, qui font vivre les guérillas et par delà le chaos ambiant ne nourrissent que la haine et les chants de bataille.

Il est temps entre nous de cesser de nous moquer l’un de l’autre. Avec ton gros museau ridicule, ta façon inélégante de mastiquer, et puis cet air altier que tu as, avec ces gros sabots, ces sandales que tu portes aux pieds, ne m’en veux pas, je rigole comme un zébu qui a trop bu et raconte à un chameau que quand il a trop bu il n’ a plus soif mais que s’il fallait placer un animal en quarantaine c’est bien le chameau, ou l’homme de quarante ans qui divorce car il se sent charrette devant ses trois enfants, qu’il trouve que sa femme a pris du poids (lui aussi mais c’est l‘homme de la maison), qu’il a encore ce rêve d’aller visiter Samarkand avec une eurasienne qui lui compterait ses mille et un jours de vie restantes, ô combien de ces brigands d’hommes signeraient de tels actes d’amour, dis-moi, quel sel verserais-tu sur leur bonheur, chameau ?

Tu vois, zébu, depuis des millénaires j’ai traversé le temps qui sépare la nuit du jour, j’ai connu les hommes qui avançaient à mes côtés. La légende veut que le premier jour ils mangeaient la peau des dattes achetées dans l’oasis. Le douzième jour, ils en mangeaient la chair. Et les jours suivants, parfois nombreux, en suçaient le noyau. Du noyau de la faim, entre leurs dents, sous le palais des princes qui étaient en affaires, maîtres corrompus comme chacun sait, naquirent des musiques, vois-tu, zébu mon ami, des musiques simples comme un fleuve coule en amont des barrages, comme la vie que nul ennui endigue.

Il me faut te répondre, chameau, car ta vie n’est pas la mienne . D’ailleurs je ne te vois pas avec des cornes, tu es assez laid comme ça, mais peu importe ce soir, le monde est ce qu’il est, et nous, avec nos bosses, laids. Alors, je n’ai pas envie de pleurer sur notre sort, sache le bien. J’ai même une toute autre idée en tête. La voici : tu connais comme moi ce type qui n’arrête pas de se moquer de nous, le nez plongé devant sa satanée machine à écrire des méchancetés sur notre compte. Eh bien, unissons-nous, frère, et envoyons le paître avec ses congénères. Dans un coin d’Afrique où je travaillais j’ai appris l’existence d’une femme, plus précisément une maraboute, une fée si tu préfères. Elle se nomme Carabosse, et je dois avouer que pour un homme les bosses qu’elle porte sur le devant valent bien celles qui s’imposent au bas de son dos. Un soir cette fée m’a donné la formule magique pour subjuguer et rendre les hommes aimables. Mais elle seule pouvait l’utiliser, son pouvoir magique n’étant pas transmissible aux animaux tels que nous. Veux-tu que nous l’appelions ce soir, pendant que le bipède tape sur sa machine ? Ça lui fera du bien d’être un peu secoué, non ?

Ok dit le chameau. Deux secondes plus tard parut la fée Carabosse. Elle était superbe et en grande forme. Le chameau et le zébu se concertèrent quelques minutes avant de s’adresser à elle. Pourriez-vous, ô belle maraboute envoûtante, faire en sorte que ce vilain bonhomme se mette enfin au travail sérieusement, au lieu de se moquer de nous ?

Bien sûr, répondit la magicienne, et elle hurla dans les oreilles de l’homme : bosse ! Bosse ! Bosse ! Et ce autant de fois que ce nom commun était inscrit dans l’histoire que vous venez de lire, tas de chenapans !

AK

05 06 2020

4 commentaires sur “le chameau et le zébu (un conte à régler!)

  1. Pour moi, ç’a été en 1981 et en 1982.
    En 1982, nuit passée sur le plateau de l’Assekrem et lever de soleil sur le Hoggar. Un spectacle inoubliable par le jeu de couleurs qui allait du noir intense juste au dessus de nos têtes au rose orangé à l’horizon (si on peut parler d’horizon au cœur du Hoggar), avec toutes les nuances de couleurs sur la quart de sphère céleste entre cet horizon et le zénith !

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  2. Excellent, Karouge, excellent !
    Je ne l’avais pas vu venir, ta Carabosse !
    Tu connais la devinette : C’est quoi un chalumeau ? réponse : c’est un dromaludaire à deux bolusses !
    Eh oui, et ainsi, les touaregs ne vont pas à dos de chameau comme on le dit trop souvent, mais à dos de dromadaires. (Jai moi-même des souvenirs extraordinaires de méharées dans le Hoggar, Tamanrasset – l’Assekrem – Tamanrasset en 8 jous).

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    • L’Assekrem, le refuge du père de Foucault, un grand souvenir pour moi (1986). Le silence était tel que marcher sur les cailloux faisait un bruit d’eau, de ruisseau. Mais bien sûr, bien d’autres choses, à la fois magiques et désolantes. Descente du Sahara en 404 break, couchers de soleil…Mais c’est une autre histoire!

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