les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
C’était une période étrange. Il faisait un froid de canard quand on a commencé à vacciner les vieux. Bon nombre d’entre eux avaient déjà disparu des hôpitaux et des hospices. Le mot pandémie fit la une de tous les journaux, de toutes les télés. Les labos pharmaceutiques travaillaient sans relâche, sous l’injection de fonds qui les rendraient multimilliardaires s’ils gagnaient la course. Nous étions confinés, prévenus que sans masque nous pouvions attraper le virus, même en lisant Houellebecq les yeux fermés. Ce n’est qu’un an plus tard, quand revinrent les beaux jours, que Yolande et moi, Lucien, pûmes rendre visite à Jacinthe, la mamie de quatre vingt dix ans qui avait donné naissance à ma compagne, à deux décennies de la guerre dont chacun s’évertuait à oublier la réalité des morts inutiles qu’elle avait engendrée, la guerre, pas Jacinthe, bande de lecteurs inattentifs aux tumultes de l’Histoire.
Le printemps bourgeonnait en points noirs sur le nez des pubères, les boutons d’acné fleurissaient sur les faces pouponnes des ados attardés, et il régnait une senteur folâtre d’herbes magiques dans le vaste parc où la vieille séjournait dans son fauteuil roulant équipé d’un podomètre connecté. Yolande et moi sentîmes que quelque chose avait changé. L’espace, le parc et cette quiétude qui accompagne vers la mort paisible étaient semblables à notre précédente venue. L’accueil du personnel nous sembla plus réservé, sans doute par les décès nombreux que la pandémie avait comptabilisée.
Nous trouvâmes Jacinthe au bout d’un long couloir, que nous nous amusions les années précédentes à appeler la piste de bowling, car elle était glissante et que trois ou quatre autres vieilles étaient installées au fond, mais on aurait pu aussi parler de piste de vélodrome, ce qui aurait déclenché un départ précipité des fauteuils roulants et le risque, pour nous d’être interdits de visite. Mais ce jour-là, foin de plaisanterie, Jacinthe ne nous reconnut pas sous nos masques. Une fois ôtés, elle tendit ses vieilles mains ridées, osseuses, squelettiques vers nous. Nous l’acheminâmes vers l’extérieur, sur la terrasse de l’institut. Il faisait beau, les arbres bourgeonnaient comme des boutons d’acné et les oiseaux pépiaient en mâchouillant les graines encore vertes de mouron corse répandues dans le rustique gazon non tondu. Nous nous assîmes en face de la grand-mère. Ses yeux semblaient ailleurs. Son visage portait les traces que l’absence creuse dans les rides de l’oubli. Mais le plus singulier, c’était ce rond qui creusait son front, signe indélébile d’une trépanation. La peau s’était reconstituée mais la couleur différait de sa chair, et bien que ses pommettes soient peu rosées il y avait un décalage certain de teinte, sans parler de ce creux parfaitement rond qui tendait sa peau quand le visage entier était strié de rayures dues à l’âge. Ceci m’intrigua fortement. Je laissai Yolande avec sa mère et me rendis voir le médecin de l’établissement afin de me renseigner sur cette étrange marque. Je ne pus le rencontrer, il était à l’hôpital pour une opération algébrique ou logarithmique, je ne sais plus, bref il était buzy busi et business. Enfin, la secrétaire, (bon, Lucien, ne commences pas à dire qu’elle était jolie, les bien-pensants vont te traiter de machiste) me rassura en me disant que tout allait bien.
En regagnant le banc sur la terrasse, je croisais quelques malades qui avaient tous, me sembla-t-il, le même symptôme facial. Je m’arrêtais devant quelques uns, les saluant, remuant ma main en guise de bonjour, et je me rendis compte qu’ils possédaient cette quiétude un peu mortifère des êtres qui n’en ont plus rien à faire de la vie des boutons d’acné de l’adolescence ou des premiers poils pubiens de la puberté. C’était curieux, ce vide dans leurs yeux pourtant grand ouverts. Cette inertie, quelque part en moi me révoltait. C’était le printemps, les oiseaux pépiaient sur les branches et il faisait grand beau temps. Notre visite donnait encore droit à un petit quart d’heure. Je me relevais et courus dans le bureau du directeur, quelque chose n’était pas clair. Il était seize heures, le personnel prenait son café avant le goûter de seize heures trente des vieux. Je pénétrais facilement le bureau, ouvris quelques tiroirs (dans les tiroirs des mouroirs sommeillent parfois des testaments, des à-valoir). C’est dans un des tiroirs que je découvris la circulaire adressée à tous les hospices, maisons de retraite, EHPAD.
Voici, très résumé, ce qui y était écrit :
Avec la pandémie, les vieux tombent comme des mouches. La mémoire de la Nation part en capilotade. Les jeunes de ce pays n’ont plus aucune conscience de ce qu’est une Nation, ils se perdent dans des repères complètement factices, ont des horizons qui s’arrêtent aux ongles de leurs doigts, aux bourgeons acnéens de leur paraître. Toutes les violences imbéciles et barbares ne reflètent au final que l’extrême solitude de chacun à se révéler par soi-même.
Ainsi, le ministère invite tous les directeurs d’établissements pour vieillards, rescapés de la pandémie à effectuer par une lobotomie faciale l’extirpation de toute la jeunesse vécue par les ancêtres que vous hébergez, donc que vous gérez, afin de rendre à notre Nation l’obligation de conserver une mémoire en voie de déliquescence.
Comment transfuser les uns sans assécher les autres de leur propre mémoire, et pourquoi adjoindre le passé au présent des générations plus que jamais pleines de vie, une nouvelle circulaire vous en informera.
J’ai fauché le papier et ai regagné la terrasse. Yolande avait déjà installé Jacinthe à la table neuf. Fin de visite. Dans la voiture, j’ai voulu donner le document à ma compagne, mais j’avais du le perdre en route, où ? Je ne m’en souvenais plus, un trou de mémoire. Yolande s’est approchée de moi, a dit : oh, c’est quoi ces boutons sur tes joues, ces points noirs sur ton nez ?
Je n’ai pas répondu, mais je crois bien que ma jeunesse était encore vivace…
11 03 2021
AK
Tu m’as presque fait peur ! Enfin je dis presque… mais je crois que c’est tout à fait !
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Hou le méchant !!!
Bonne soirée et n’aies pas peur (sauf du loup, bien sûr !)
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Lobotomies inutiles, tout est remis en cause, les vieilles valeurs comme le savoir, quant aux souvenirs c’est de la poésie qui n’intéresse plus personne. Place aux nouvelles générations branchées 5G tablettes et facebook, les vieux n’ont rien compris à la vie.
Beau texte, un brin kafkaïen même si on sourit à la fin 😉
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Tant qu’il y aura des jacinthes dans les jardins et des oiseaux qui picorent le mouron corse encore vert, il y a de l’espoir (d’un monde meilleur) !
Bonne soirée Almacinto !
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