les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
La nouvelle vie amoureuse de Lucien B, débuta exactement un vendredi, sous l’abribus de la ligne 13, qui conduit habituellement les gens de la proche banlieue vers le centre ville. Il était seul à l’arrêt, ce qui était logique car l’arrière du bus se dessinait encore dans la perspective de la rue, bus qu’il venait auparavant de rater car les deux piles AAA (de la marque Moody’s) de son réveil avaient flanché la nuit précédente, pendant qu’il ronflait. Rien de bien grave. Récemment licencié, il n’allait en ville que pour se balader et, le cas échéant, acheter un autre jeu de piles pour plus tard, au cas où il trouverait une embauche dans les dix ans à venir.
Lucien venait d’avoir la cinquantaine, et ressemblait physiquement à l’un de ces personnages sortis de l’univers de Dostoïevski ou plutôt, dans ce contexte, de Gogol, tant son allure sur le boulevard rappelait assez bien Piskarov, l’un des deux héros de la Perspective Nevski. De taille moyenne, à peine bedonnant, les épaules légèrement voûtées, il n’avait rien qui puisse attirer les femmes, et son petit bouc taillé en pointe aggravait son faciès de telle sorte qu’il eût pu passer pour un diable surgissant d’une boîte en carton dans un cirque ambulant. Cependant, sous le manteau (nous étions fin novembre, et le froid sévissait entre deux rafales de vent) qui le vêtait de pied en cap, se devinait une silhouette à l’aspect sympathique, une certaine élégance qui, dès qu’on le dépassait, perdait toute magie.C’était un homme à fréquenter en lui tournant le dos. Ce que les femmes avaient compris depuis longtemps, car leurs six sens n’en généraient au final qu’un : le sens interdit, dans lequel elles l’éconduisaient sans autre procès verbal.
Si l’on peut dire de certains morts qu’ils ont simplement oublié de vivre, la formule inverse était tout aussi applicable concernant Lucien : la vie oubliait de le faire mourir, mourir de plaisir dans les bras d’une femme, s’entend. Mais existait-il encore des femmes capables elles-mêmes de mourir dans les bras d’un homme tel que lui ? Hélas, oui. Et le souvenir de ces étreintes cheminait dans sa tête, ce vendredi-là, mettant de la gaieté dans ses pas et du baume sur ses plaies.Dans sa cervelle bourdonnait les bribes d’un poème de Paul Eluard :
« Il la prend dans ses bras
Lueurs brillantes un instant entrevues
Aux omoplates aux épaules aux seins
Puis cachées par un nuage.
Elle porte la main à son cœur
Elle pâlit elle frissonne
Qui donc a crié ?
Mais l’autre s’il est encore vivant
On le retrouvera
Dans une ville inconnue. »
(« La vie immédiate », poésie Gallimard)
C’est ainsi qu’il atteignit le centre ville désert. Le temps gris et le crachin continu n’invitaient pas les citadins à mettre le nez dehors, ni à sortir les mains des poches. Les portes automatiques du mini market s’ouvrirent quand il passa devant et l’aspirèrent vers l’intérieur, porté par le souffle d’air tiède issu de la chaufferie bruyante qu’une musique sans notes couvrait à peine. Chaloupant dans les allées aux gondoles colorées, il croisa quelques chariots poussés par des ménagères en quête de bien-être à prix discount, de ces femmes dont le monde était envahi depuis la disparition de la féminité et du savoir-vivre, au profit d’un consumérisme à tout-va qui les rendaient obèses dès leur plus jeune âge. Lucien ne pouvait nier que malgré ses critiques acerbes ces corps enrobés à l’extrême lui procuraient une certaine excitation, un tantinet maladive, voire obsessionnelle par le caractère dramatique de sa situation personnelle. Beaucoup d’entre elles étaient accompagnées d’enfants piaillards et de maris jaloux, ce qui tempérait les penchants de Lucien, qui trouva le rayon des piles AAA, en saisit un paquet et fila aux caisses.
Là, par contre, c’était un tout autre univers. Les trois caissières étaient magnifiques, chacune dans son genre. De la jeunette récemment embauchée, aux gestes maladroits et aux mains parées de faux ongles peints, la blouse rayée avec le logo de l ‘épicier dans le dos et le prénom épinglé au revers de la poitrine, en passant par la patronne venue s’installer en renfort à la caisse centrale, femme mûre mais non dénuée d’un charme méditerranéen, yeux en amande aux paupières discrètement bleutées, cils noircis de rimmel malgré la blondeur des cheveux, la lippe au sourire commercial figé dans le décompte des produits en partance et enfin, la plus jolie des trois, celle qui faisait fantasmer les célibataires endurcis : Léa.
Léa était sans conteste l’idéal féminin que Lucien imaginait dans ses rêves les plus féconds. Depuis des mois il passait à la caisse où celle-ci œuvrait, avait noté ses horaires sur un calepin, remarqué l’absence d’alliance à l’annulaire, et comme tout client qui se respecte, il lui plaçait toujours un mot gentil à chaque passage. Ainsi avait-il créé un lien, qu’il s’évertuait à étoffer au fil des mois.Et ce fut bel et bien ce vendredi là que débuta la nouvelle vie amoureuse de Lucien B. Elle quittait son service quand il présenta son paquet de piles, quand elle lui dit : « c’est bien parce que c’est vous. Pouvez-vous pousser la barre derrière vous, je ferme, merci. »L’instant idoine pour agir, l’occasion ne se représenterait pas de sitôt, songea-t-il. »Vous êtes gentille, puis-je vous offrir un café, je vois que vous avez terminé votre service ». Elle accepta. Incroyable ! Comment un aussi joli bout de femme pouvait donc accepter l’invitation d’un vieux clou comme lui restait une énigme. Comme quoi la vie n’est pas qu’un champ de mines, parfois.
Un quart d’heure plus tard ils étaient attablés dans un café de la ville. Une semaine plus tard ils dormaient dans le même lit. Deux mois s’écoulèrent avant que Léa ne vienne habiter chez Lucien, dans un T3 qu’il loua dès que leur relation prit une tournure sérieuse. Il dégota quelques missions en intérim et Léa dégarnit en douceur plusieurs gondoles pour assurer leur quotidien. Tout allait bien. Ils s’entendaient comme deux larrons en foire. Le réveil sonnait avec régularité tous les matins de la semaine, le lit grinçait avec de petits cris d’oiseau, et l’hiver avait sauté l’an pour mieux étaler ses promesses de bonheur conjugal. Ainsi, au début du mois de mars se pérennisait une idylle printanière, saupoudrée de petits projets communs.
Léa aimait les animaux et avait rêvé depuis son enfance d’avoir un chien.Maintenant que le couple était bien ancré dans sa relation, et qu’ils étaient trop vieux pour avoir un enfant (Léa n’en voulait pas), l’idée du chien pouvait raisonnablement s’envisager, malgré les réticences de Lucien. Mais que ne ferait-il pas pour elle, lui qui ressemblait à un personnage de Gogol, ils iraient promener le toutou sur leur Perspective Nevski, main dans la main, tenant en laisse l’animal, un bon gros chien qui ferait s’écarter les passants à leur passage. N’était-ce pas la voie royale d’un couple uni et fier d’être ensemble ?
A Pâques, le chiot fit son entrée dans le logement. De nouvelles habitudes furent prises, comme celle de sortir promener l’animal trois fois par jour, par tout temps. Une part du budget servit à l’entretien de Gogol, nom qui fut donné d’office au canidé lors de son achat. Quelques contraintes apparurent néanmoins au fil du temps. Non seulement Gogol grandissait, mais encore le lit grinçait de moins en moins souvent,car l’animal avait l’ouïe fine et les petits cris d’oiseau échappés du matelas le faisaient aboyer. Lucien nota également que les promenades obligatoires de Gogol, lorsqu’elles étaient effectuées par Léa, duraient de plus en plus longtemps, comparées aux siennes. Il est vrai qu’il était fréquent de croiser sur le boulevard bien d’autres propriétaires de toutous, hommes femmes enfants, et que souvent la conversation s’engageait pendant que les chiens batifolaient.
Jusqu’au jour où Gogol rentra tout seul, tenant sa laisse dans sa gueule. C’était un vendredi. Lucien ne se souvenait plus de l’heure, le chien avait mangé le réveil et cela n’avait plus désormais d’importance. Ce qu’il garda en mémoire, c’est que ce jour-là sa nouvelle vie amoureuse s’acheva tout net. Et qu’il devrait dormir avec le chien, devenu gros comme une vache.
06 11 2011
AK
(retranscrit jusqu’à l’épuisement de mes petites menottes le 15 06 2021)
Comme tout cela est joliment écrit, illustre Karouge.
Fée licite à Sion !
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Marrant de bout en bout, bon voilà le Lucien a au moins connu l’Amour pendant un moment et il y gagne parce qu’un chien ne déçoit jamais, pis question conversation, c’est pas contrariant.
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Sûr, un chien aboie vos paroles quand on lui parle gentiment !🐶
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jolie et un peu triste histoire, dormir avec son chien c’est pas mal non plus !
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C’est un point de vue. Si le chien ronfle ou grogne, que faire ?🙄
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