Jour d’asphalte (1)

Préambule

Ce texte a été écrit en 1982. Je le retrouve par hasard, ayant complètement oublié que j’en étais l’auteur. Comme il est dactylographié sur du papier qui a jauni depuis, tout comme l’encre de ma Remington portable d’alors, je me dois de le recopier au fur et à mesure que je le parcours et le redécouvre. Je ne sais pas du tout ce que ça vaut, mais on verra ! Le gros problème, c’est qu’il fait cent pages et il y a même écrit, tout au bout : FIN.

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JOUR D’ASPHALTE (Arona,1982)

Première partie

(chapitre 1)

La nuit règne encore sur ce trajet qui m’a conduit, voici quelques minutes à peine, au dépôt des autocars.Vaste local qui ressemble à s’y méprendre au hall des pas perdus de la gare de Milan. Je ne connais pas Milan, mais il faut se créer des points d’attache imaginaires pour éviter de sombrer dans l’hébétude matinale.

Le Pullman sommeille en première ligne, face à l’imposant portail en fer au faîte grillagé.Une quinzaine de bus identiques, perdus sous la voûte gigantesque attendent leurs chauffeurs, carrosseries luisantes dans la pénombre.

Je gagne en tâtonnant l’habitacle feutré du mien, et m’installe au poste de pilotage. Il fait froid et une odeur d’eau de Javel émane avec insistance du linoléum de la travée centrale. Clef de contact en position de veilleuse.La soufflerie du chauffage fonctionne en douceur pendant que je dégrafe la feuille de route qui traîne sur le tableau de bord. Dépliée, elle offre son menu du jour :

« Rudolf Steiner et John Carpenter : destination Roccalito, via Fallup et Barcanche. »

Voilà donc la route proposée à un type de trente quatre ans qui bosse dans l’entreprise depuis des années sinon des siècles, l’axe transversal ! John va être ravi d’apprendre notre destination. Sept heures trente cinq sur la montre de bord, il ne devrait pas tarder à rappliquer. Ce parcours est une véritable traversée traversée du désert ; les seules oasis sont celles rédigées sur le papier : Ballup et Barcanche, entre temps, rien, si ce n’est une ou deux stations d’essence isolées, une auberge perdue dans sa tristesse andalouse.

En bas de page, une mention spéciale tracée d’une calligraphie nerveuse : « Deux colis à embarquer pour Ballup -réservoirs à moitié pleins- vous pourvoir en route car grève de la compagnie distributrice- désolé ! »

En ce jour fatidique du lundi, toutes les misères possibles se rassemblent pour un mauvais départ. Le temps froid et humide de l’automne moribond vient clore la physionomie peu enthousiaste de la journée qui s’annonce. Dans le silence, un léger déclic. La porte métallique s’entrouvre, laissant le passage au corps angélique de l’employé chargé du registre des départs. Les cheveux blonds mi-longs qui enrobent sa face ronde s’éclaircissent sous mes appels de phare. Sa silhouette longiligne avance vers le bus, le frôle : « salut Rudolf ! » « Salut Petit Chat ! ». Il se dirige vers les bureaux en retrait, allume le plafonnier, extirpe un trousseau de clefs d’un tiroir, revient, repasse devant le Pullman et va déverrouiller la serrure de l’immense portail grillagé. Les deux battants se séparent en ne longue plainte rouillée, un bâillement triste qui succède à la nuit paresseuse. Le crachin pénètre en masse dans le hall, couleur cendre dans le matin blême. Les locomotives de la gare milanaise chauffent avant le grand voyage, noires, expulsant avec violence leur vapeur d’eau. Je les imagine en souriant sur leurs voies de garage : le siècle est mort dans leur sillage fuligineux, empoisonné par la rentabilité ferroviaire. Il ne reste que le charbon du vendredi sur les docks, et l’habitude qui s’installe dans la prostitution salariale. Devant moi, l’avenue étend ses bâtiments dans la perspective du jour naissant.

John déboule à l’instant par les escaliers métalliques de l’immeuble attenant au garage, qui abrite la plupart des chauffeurs de la compagnie. Il a choisi de dégringoler l’escalier de secours, qui colle si bien à sa peau d’immigré entré dans ce pays par la porte de service. L’immeuble vétuste met en relief les vingt quatre ans allègres de John, oppose son archaïsme à la mobilité extrême de celui-ci, dont le petit sac bleu à franges rouges voltige dans l’air épais. Je gratifie sa vélocité d’un coup de klaxon sommaire. Il ralentit son pas, ajuste sur ses épaules couvertes d’un maigre T-shirt un blouson marron qui redore son teint tropical. Il s’approche du garage en arborant un large sourire. Combien de fois, c’est devenu depuis une rengaine, l’ai-je affublé du sobriquet de « Beau Gosse », lorsqqu’il exhibait sa dentition parfaite, je ne saurais le dire, mais il ne subsiste aucun doute quant à l’appréciation certaine dont il me rend complice en riant de plus belle. Il franchit le seuil du dépôt mais n’esquisse pas les quelques entrechats qu’il a l’habitude de m’offrir en guise de salut matinal. Ce lendemain de fin de semaine et le temps maussade n’ont guère encore émoustillé ses sens afro-cubains. Dans le contre-jour où il progresse, sa carrure se découpe, baraque foraine ambulante, luxurience d’un pays de Cocagne, puissance de sa morphologie zoologique, le tout nimbé dans les volutes de sa cigarette incandescente qui orne ses lèvres. Je débloque le système d’ouverture du Pullman à son arrivée.

« -Grouille-toi, Beau Gosse, on va être à la bourre !

-B’jour Rudolf, comment va ?

-Comme ci comme ça ; aujourd’hui on met le cap sur Roccalito.

-Ça nous changera ! » dit-il d’une voix désabusée, tout en jetant son sac près du mien, sur la banquette située derrière moi. Nous nous sommes réservés les deux banquettes du premier rang afin de nous isoler quelque peu des passagers gênants, du genre bavard, qui s’installent généralement à l’avant dans l’intention facétieuse de de saouler le chauffeur de paroles. Et voyager une journée entière en compagnie de tels lurons tient du Guinness Book.

Moins de dix minutes nous séparent de la gare centrale, juste le temps de quelques bâillements dans la chaleur du carrosse, l’espace d’ un minuscule dernier rêve pour John dont les paupières clabotent. J’inspecte les voyants lumineux : tout fonctionne. Le voyage peut commencer, citadelle incluse. Deux coups d’accélérateur signalent au séraphin du registre que nous nous envolons vers de nouvelles aventures.

(à suivre)

AK

5 commentaires sur “Jour d’asphalte (1)

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