les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Ce soir la nuit est tombée à cinq heures. Il n’y avait pas encore de morts, juste des doigts gelés. Les enfants les suçaient, blottis entre les seins gonflés de leurs mères enceintes. Sur cette mer, noire, où naviguent les naufragés, dans l’étrange écume d’un gâteau savoureux ourlé de crème fraîche anglaise, le mirage d’un château de sable sur la plage d’en face, au pied de ces falaises blanches comme la craie, qui contrastaient tant avec la couleur de nos peaux, si accordées pourtant à celle de la mer, étroite et froide comme l’inattendu, poissons pris dans les filets dans lesquels la faim, la guerre et la misère nous avaient plongées, un jour gris de novembre. Traverser. Traverser ce minuscule désert marin, nous qui avions parcouru des milliers de kilomètres, soumis aux bandits, aux marchands d’illusions, les falaises de craie que nous voyions face à nous, crayons friables sur les tableaux noirs comme nous écrivant avec passion notre nouvelle vie.
La nuit est tombée à cinq heures. Soir ou matin, je ne sais plus. Il pleuvait, il faisait nuit. Je dormais à peine et celui qui m’a réveillé a simplement dit : « c’est l’heure. »Combien étions-nous dans cette embarcation, je l’ignore. Je suis ingénieur, dans mon pays, mais ici j’ai perdu toutes mes facultés à assumer le rôle et les capacités intellectuelles que j’avais cumulées. Mon seul savoir, c’est survivre. Mon seul savoir, c’est revivre. Mon seul savoir c’est vivre. Ensuite, petit à petit, dans ce monde impossible, reconstruire. Reconstruire un bonheur sur les pierres du malheur. Voir les fleurs pousser de nouveau dans mon jardin, les enfants rire et aller à l’école, dormir avec Yasmina dans le même lit, là d’où je viens,où je voudrais retourner quand tout s’apaisera, mais quand, dis-moi, quand, qu’en sais-je aujourd’hui, que sais-je de demain ?
La nuit se tait, le canot est plein, qui rase l’eau, les premières vagues sans écume, sans bave. Langues de mer trompeuses, rivage plein d’enthousiasme. J’ai pensé à mon père. Lui aussi s’embarquait. Pour aller faire la guerre. On l’y avait contraint, mais il avait sauté dans le bateau en espérant gagner de quoi faire vivre décemment sa famille plus tard, avec le solde et la pension. Au débarquement en Sicile il perdit la vie. Personne ne se souvient de lui. Méditerranée. Moi je navigue sur la Manche, et comme il pleut, c’est con (Allain Leprest), cette pluie inutile qui tombe, le dimanche, sur la Manche.
C’est con. C’est con d’aller mourir sur la Manche, un jour de pluie de novembre. Et puis, je ne voudrais pas dire en m’embarquant sur ce rafiot, que toute cette misère, ces guerres et ces massacres, maintenant que je sens que la noyade sera mon proche destin, comment pourrais-je le dire, dans le silence des eaux sous-marines, sinon en évoquant les traces toujours cruelles de la colonisation, des frontières créées à coups de cordeaux sur des territoires multi-ethniques, et surtout par la corruption que l’Occident, en les perdant, y a laissé demeurer ceux qui encore les servent. Mais depuis, la corruption s’est infiltrée dans le corps même des pays qui ont bien compris la leçon et en usent à foison.
Alors ce soir, il doit être vingt deux heures, les falaises de Douvres blanches comme des craies, n’écriront pas mon histoire, mais celle certainement de milliers d’autres…
AK
26 11 2021
C’est dans un dernier élan d’espoir qu’ils ont perdu la vie…
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on peut changer ta phrase : c’est dans un dernier élan de vie que la mer, noire, les a engloutis.
Par exemple. 😉
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Il y a des fois où je me demande si la mort n’est pas une sortie de secours… quand je vois comment tournent les choses.
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Un suicide (collectif )? Je ne comprends pas forcément ta réflexion. Je m’en excuse.
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vous avez très bien résumé et évoqué la réalité de ces gens. Bonne journée quand même !
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Très bien écrit, très bien décrite cette réalité pour des centaines, des milliers de personnes qui n’ont plus rien.
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Allain sur la Manche, un tant pour s’arroser faute de fleurs sur tiges…
N-L
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