Traumatisme

Traumatisé, voilà ce que je suis. A l’âge de neuf ans, j’ai dû m’enfuir, poursuivi par des esquimaux glacés, d’un cinéma de village. C’était mon premier film au cinéma : « les canons de Navarrone ». J’avais en poche un franc pour payer l’entrée et en resquillant m’offrir une glace à l’entracte. Mon père, qui était militaire de carrière, m’avait donné quitus pour aller voir ce film.

Quand j’ai enfin franchi la barre des dix ans d’existence, le cinéma présentait « la guerre des boutons » d’Yves Robert. Interdiction du père d’aller voir ce film, Peut-être faisait-il la différence entre canons et guerre ? En fait, le film était sorti en 1962, mais dans la salle obscure du bled n’était arrivé que trois ans plus tard. Personne ne se plaignait, il y avait un cinéma, d’environ deux cents places [de mémoire), une glacière où logeaient les fameux esquimaux et une corbeille en rotin remplie de bonbons de chez la mère Philomène, qui avait la réputation d’y laisser sa goutte au nez chronique quand elle nous servait ses friandises, ce qui alimentait, au-delà des bonbons, nos conversations entre gosses. Selon son état de faiblesse et les médications qu’elle prenait, nous goûtions la menthe, l’arnica, la giroflée, le papier d’Arménie (son parfum fumigatoire), la violette de Toulouse et le nègre de Banania d’Antoine Blondin (dans les fruits du Congo).

Le temps bien sûr a passé. Les esquimaux ont fondu et l’ouvreuse de l’entr’acte s’est retrouvée à faire des ménages chez le maire et le curé, le pharmacien et le docteur, et aussi chez ma grande sœur qui avait fait fortune en piquant les fesses des veufs sans enfant. « Fram, l’ours polaire », qui fut mon premier livre d’enfant, sans trop d’images influentes sur le récit, est parti lui aussi sur la banquise climatique.

Je suis traumatisé, je l’ai dit. Devenu adulte, j’ai aimé une femme plus que d’autres rencontrées au travers de mes explorations sur la banquise des nuits blanches. Je voulais inconsciemment retrouver Fram, mon petit nounours fétiche, mais c’est Martha qui s’est imposée. Durant quelques années, le réchauffement climatique s’est accentué dans notre relation et nos rapports ensuite sont entrés dans l’ère glaciaire. Jusqu’à ce jour où Martha s’est évanouïe. Évanouïe dans la nature, deux valises en mains. Je l’ai vue monter dans ce taxi qui emmène les gens sur les chemins du non-retour. J’étais donc seul, effondré dans le fauteuil, Caruso et Farinelli, mes deux chats favoris, sur les genoux, qui ronronnaient.

C’est la raison pour laquelle je déteste les chats, et si j’en ai aujourd’hui dix autour de moi c’est que je considère qu’il vaut mieux être entouré d’ennemis plutôt que d’amis, car les amis trahissent quand la haine ne change jamais de trajectoire.

Pour combler ma solitude désormais maladive, j’achète une vingtaine de livres par an, mais essentiellement de la littérature anglaise. Je les dévore, suis devenu boulimique et ai pris dix kilos, soit trente depuis trois ans. Nous puisons notre force de nos imperfections. J’ai pensé à en parler à Vladimir, mais ma sieste a été trop longue. Je crois qu’il pleuvait déjà des bombes quand je me suis assoupi. Où donc ai-je mis mon imperméable et mon parapluie nucléaire ?J’ai du mal à ouvrir les yeux,mes paupières sont bétonnées et le ciel encore tout noir d’ombres toxiques. Ouate noire, combats incessants. Je sens des doigts qui me caressent. Sans doute les baleines de mon parapluie transpercé d’actualités…traumatisantes.

« La guerre, mon fils, c’est pas du cinéma. » disait mon père.

(sur des bribes, bouts de phrases de septembre 2014)

AK

22 06 2022

7 commentaires sur “Traumatisme

  1. Beau texte, illustre Karouge, et puis j’aime bien le nom de tes chats ! 🙂
    Sinon, pour la tévé (Ce, BFM et autres cochoncetés de l’intellect, on peut très bien s’en passer. Je n’ai plus la tévé depuis mon dernier déménagement [2016] et ça ne me manque pas du tout).
    Bonne journée.

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  2. Regrettant le double traumatisme narré (glace et guerre… Guerre glaçante) je n’en apprécie pas moins l’humour de la narration et je goûte tous les jeux de mots. Le premier film que j’ai vu au cinéma fut le Robin d’Errol Flynn, à six ans… Soit plus de trente ans après la sortie du film et j’ai trouvé l’acteur tellement beau que je me suis fait mettre au coin par les bonnes soeurs qui en avaient assez de me l’entendre dire ! Déjà les acteurs me ravissaient !

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  3. Les canons de Navarone… Gregory Peck a été mon grand amour cinématographique de petite fille. Avec Gary Cooper ! mais lui ne tournait pas ds ce film. Les : « Esquimaux, bonbons, chocolats ! » tonitruants lors des entractes faisaient mon bonheur ! J’étais moins difficile à l’époque que maintenant ! Les temps ont bien changés mon bon Karouge, et on a beau courir vite, la guerre nous rattrape, décidément il n’y a pas une vie entière de qui que ce soit, qui aura pu lui échapper. A moins que, qui que ce soit, soit mort avant, de maladie ou d’accident.
    Je suis traumatisée aussi, non : sidérée plutôt, de la bêtise humaine !

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    • Je ne vais plus au cinéma depuis quelques années ; le pop corn et (je finis par l’oublier) le grand remue-ménage des avant-salles bruyantes multi consommation -CGR etc- m’ont rendu très réticent, entre la distance (30 km ici jusqu’à Pau), les contraintes de stationnement et certainement le prix des séances (?). Cependant, pas d’abonnement pour moi aux plateformes payantes. Quand on sait la pléthore de bons films qu’on pourrait voir, genre Woody Allen à ses débuts (j’y ai pensé cette nuit!) et tant d’autres, (Pasolini, De Sica, et bien d’autres), alors que la télé nous inonde de navets revus cent fois, on oublie ce que le septième art a de plus important et on s’ennuie, on s’ennuie en regardant les chaînes en continu et les émissions stupides de W9, NRJ12, C8; Sinon, comme je le fais, on va dans le jardin le soir, en « prime time », regarder et écouter les oiseaux. Même si les colombes tenant dans leur bec un rameau de paix tardent à venir !

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