les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Juan avait mis du temps à vieillir et pourtant chaque nuit, quand ses paupières se fermaient, il revoyait cette femme qui était entrée dans le café Buenaventura, bondé d’hommes venus d’un peu partout, des environs comme des provinces reculées voire de pays lointains, buvant, se racontant des histoires de fesses dans le brouillard des cigarettes et le brouhaha des conversations. Juan avait dix ans, c’était le fils unique du maire, ce qui lui donnait le privilège de se rendre dans tous les endroits que son père fréquentait, tant administrativement que dans la vie privée.
Quand la femme sauta sur l’une des tables avec l’aisance d’une diablesse, renversant les verres à demi pleins, quand elle se mit à danser, frappant ses talons ferrés sur le bois en chêne que tant de coudes avaient usé, virevoltante, sa robe rouge aux mille plis ventilant l’espace épais, et le claquement de ces coquilles que l’on dit castagnettes laissèrent pantois tous les clients. Sans doute une andalouse, songèrent les buveurs venus des pays lointains, pays que seule la frontière de la montagne à vrai dire les avait vus franchir. Juan écarquillait ses jeunes yeux, émerveillé. Dans son esprit, elle était l’Andalouse, pas besoin de la nommer autrement, elle s’était incrustée dans son esprit et sa rétine sous cette appellation.
Deux hommes en particulier la regardaient danser. Ils étaient sobres et se connaissaient de longue date. L’un venait des Pyrénées et se nommait Aneto. Mais on l’appelait Laneto, car il avait les oreilles décollées. L’autre venait du sud de l’Espagne, de la sierra Nevada, et se nommait Mulhacén. C’était un grand gaillard à la peau sombre et aux yeux noirs. Leurs regards s’entrecroisaient comme le fer d’une épée qui chercherait en duel le défi amoureux dans l’œil de son rival. Attablés à distance l’un en face de l’autre, ils contemplaient en se surveillant la danse de l’Andalouse, quand entra un étranger portant dans son étui une guitare sèche qu’il posa sur le comptoir et l’ouvrit. Ce fut un moment curieux, étrange et magnifique que les yeux de Juan n’oublieraient jamais. Deux hommes assis dans l’ombre, tout au fond du bistrot, à leur tour ouvrirent l’étui de leur instrument, et qu’en sortirent-ils ? Une guitare. L’un de ces deux individus se nommait Higelino. On le connaissait dans le petit pays pour avoir déclaré que sa guitare était peut-être un fusil. Mais on le croyait fou et il n’avait, à ce jour, occis personne. Mais qu’importait pour Juan ces étuis qui s’ouvraient, tant il était fasciné par les talons qui claquaient sur la table de bois au rythme des castagnettes.
Lorsque la table se renversa, sur le carrelage où le bistrotier commençait à répandre la sciure, l’Andalouse à nouveau se remit à danser. Trois guitares l’accompagnèrent de concert. L’Aneto fut pris de vertige et Mulhacén était près de la syncope. On alla chercher leurs femmes respectives, qui dormaient à l’étage, avant de reprendre leur travail d’entraîneuses dans la salle enfumée et alcoolisée. Et à la grande surprise des hommes présents, elles se mirent à claquer des mains et à psalmodier, accompagnant la danse et la magie que l’Andalouse sans fatigue ni dédain faisait vivre, les pieds sur le carreau où la sciure à son tour tourbillonnait. On ne saurait dire ce qu’un enfant de dix ans peut conserver de ce moment, sinon la vie qui, quand les paupières se ferment, laissent vagabonder les chemins de l’existence.
09 03 2023
AK
Il sera narré plus tard les (mauvaises) raisons de la rivalité qui opposait L’Aneto et le Mulhacén, une affaire vieille de 75² siècles…
Ah, Higelino, je l’ai souvent entrendu en concert, lui !
Bonne journée, illustre Karouge.
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édité par les Glottes-Trotters, il y a un super DVD où Claude Worms raconte le Flamenco
et Teide ?
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