Un parachute accroché à la patère

J’ai attendu quelques décennies avant de comprendre que la naissance en ce monde entrait en même temps que la corruption de la mort. Tous les cliquetis terrestres n’étaient que des signes incertains et logiques de ce qu’était la vie. Je n’ai plus la force de m’abandonner et l’inattendu est semblable à des bretelles suspendues en deçà du néant. Je vais sauter dans le vide, ouvrir mon parachute, et revivre. Je vais retrouver mes rires d’enfant, mes amours de jeunesse, mes vagabondages. Tout sera suspendu à l’altitude à laquelle on me larguera. L’homme approche, sous un uniforme qui sent la naphtaline. Il vérifie notre identité, les ordonnances des médecins, notre physique (nous marchons quelques pas dans la cour attenante à la piste). Puis il crie : go !

Les hélices du Transall C167 font un bruit infernal, les vaches en contrebas dansent, affolées par leur tonitruance. Il fait beau. Et tous mes compagnons savent que c’est juste un exercice , un saut loin de la guerre, la vraie. Un genre de dictée pour apprendre le métier. La terre est en bas, et dans l’espace bruyant de la carlingue, je songe à mes souvenirs d’enfance dans les Pyrénées. À ce sentier caillouteux qui menait au pic du Midi de Bigorre. Une heure de marche et cette angoisse qui m’envahissait de chuter sur tous ces pics pointus de la montagne, chaîne majestueuse qui se dévoilait au fur et à mesure de l’ascension. Mon père marchait devant, à grands pas de militaire en permission, loin du djebel et de l’Indochine pour quelques jours encore, et ma mère me tenait par le bras : vertige enfantin. Pourtant, étrangement, dans ce sentier inondé de cailloux secs et durs, un bruit d’eau ruisselait sous nos pas. Le silence coulait, un silence coulait si pur que l’on entendait pleurer les cailloux quand nous marchions dessus. C’était sans doute là que dans ma puérilité j’ai décidé d’être poète. Sur la plate-forme ancienne mais rénovée qui formait le terme de l’excursion, l’observatoire offrait des vues gigantesques sur les étoiles et les centaines de pics aux noms étranges, sur des horizons lointains et extraterritoriaux. Mais je tenais sans cesse la main de ma mère, sait-on jamais où l’imagination mène à ses propres vertiges.

Mes amours de jeunesse ont de leur côté piétiné bien des plate-bandes. Les beaux gosses du lycée attiraient les jolies princesses dont je convoitais l’amour, amour auquel je ne comprenais rien. Plus grands, plus matures, plus intelligents ou charismatiques, peu importait leur statut, je coursais les filles pour exister en tant que garçon venu de la campagne, fébrile autant que félibre. Et certaines s’offrirent à l’abandon, ainsi se présenta l’instant sacrificiel tant attendu. Dans cette carlingue où douze d’entre nous sauteront pour la première fois, je compte mes ruptures et ces amours dont je sens que chacune a depuis trouvé celui qui convenait, la vie est un loto qui se perd en promesses, mais il faut jouer, paraît-il, pour aimer. Et parfois, s’élancer dans le ciel. Pour ne jamais atterrir.

15 03 2023

AK

7 commentaires sur “Un parachute accroché à la patère

    • C’est une image : je me suis rendu au refuge du père de Foucault dans l’Assekrem (Algérie) en 1986, perché dans la montagne. Les pierres possédaient le bruit, le chant, les sonorités de l’eau dans ce désert silencieux. Il n’y avait rien de mystique ou quoi que ce soit de ma part, juste une découverte qui passait près de la route de Tamanrasset. De quoi léviter, non ?

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