Boules de pain et belles miches.

J’avais envie de jouer, alors j’ai acheté du pain. Une belle miche, gonflée de mie. À vrai dire, je n’avais pas faim, j’étais comme tous les enfants qui entrent dans une boulangerie et sont soudain hypnotisés par la poitrine de la boulangère, sa bouche épaisse et ses fesses larges, qui demande : « que veux-tu, mon petit ? ». C’est à cet instant précis que revient aux gamins la réponse claire et nette : « une de vos miches, madame. » Alors la bonne femme, qui connaît plus d’enfants qu’elle n’en a fait elle-même, se retourne vers la grande panière, remue un peu ses fesses, tâte la marchandise avec un doigté à la fois sensuel et éloquent, qui fait craquer la croûte sans la briser ni émietter la dorure en surface, bref elle savoure le fruit qu’elle vend à l’enfant qui aura bientôt quatorze ans, renchérit : « tu la veux cuite ou un peu molle ? J’ai vendu celles de la veille, mais si tes parents ne peuvent pas manger celui du jour, c’est moitié prix, mon petit. »

Le gosse a mendié toute la matinée devant Saint Sulpice et il a envie de jouer. Mais la famille a besoin de pain et la boulangère sait que c’est un pauvre gosse, comme les sept familles dans la dèche du quartier. Depuis des mois la commerçante a effacé l’ardoise, le petit calepin où elle note pour ses clients les achats à régler à la fin du mois, ou le jour où ces gens-là reçoivent une allocation. Mais le gamin a envie de jouer, de prendre entre ses doigts la mie de pain et en faire des boulettes, de petites billes qu’il fera rouler sur la table dès que son père ira se planter devant la télévision câblée et ses multiples abonnements payants, ses paquets de clopes et ses canettes de bière, les soirs où il n’engueule pas son épouse, ce qui est rare.

J’avais envie de jouer, alors j’ai volé du pain. Une grosse miche. De quoi faire plus de cent boulettes grosses comme les fesses de la boulangère. Il rit de cette idée qui lui vient à l’esprit, mais très vite ses pleurs s’orientent vers cette vieille croûte qu’est son père, il songe à ces boulettes qu’il voudrait transformer en boules de pétanque, les laisser durcir le temps de sa rancœur, des jours, des mois, des années, qu’importe, pourvu qu’un jour il soit assez âgé pour lui écrabouiller le crâne avec, un soir où le vieux s’endort devant la télé.

11 10 24

AK

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