Les mardis de la Poésie : Lucie Julia (1930-…)

Faims cachées

Je connais de la vie

Ce qu’on ne veut point dire

Je sais toute la sève coulée au cours des jours.

J’ai appris l’âge des arbres dans la savane :

            L’arbre à pain qui pavane

            Le manguier aux œufs verts

Arbres nourriciers des bambins sans lendemain

Suçant dans un baiser troublant

Un bout de canne à sucre.

Je connais, O je connais tant de faims cachées.

Je sais le sang couleur d’encre

Du bois de campêche aux fleurs suaves,

Le destin de l’arbre pour une bouchée de pain ;

            Je connais son odeur

Son odeur de charbon dans la fournée brûlante

À l’heure où tombe goutte à goutte le serein.

Je connais, O je connais tant de faims cachées.

Je sais que la tourterelle

Souvent a fini son chant dans les flammes du boucan

Et que son âme bannie, roucoule sans fin

            Près d’un cœur enfantin

Qui bondit comme pour dire son bonheur.

Je connais, O je connais d’autres faims

Assouvies par les arbres, les fruits, les oiseaux

Je sais de dame nature toute la sève coulée

            Au cours des jours sans pain.

Poème tiré du site : https://lesvoixdelapoesie.ca/

BIOGRAPHIE

La poète, romancière, et assistante sociale guadeloupéenne Lucie Julia (1930 ? – ) ressent un besoin d’écrire dès un très jeune âge. Provenant d’une famille de cultivateurs, elle écrit au sujet du port, de la campagne, pour elle-même, et pour raconter la vie des gens en Guadeloupe. Amie de Maryse Condé, c’est vers la poésie que Julia se tourne au départ et envers laquelle elle éprouve une véritable passion. Première Guadeloupéenne Assistante Sociale diplômée d’État, première présidente de l’Union des Femmes Guadeloupéennes, elle se dévoue à aider les déshérités et œuvre pour l’émancipation, la dignité et le progrès social des femmes.

https://ile-en-ile.org/julia/

Autre source :

https://www.nouvellesetincelles.fr/

Huguette Daninthe, alias Lucie Julia a fêté ses 95 ans ! Honneur et respect à une femme guadeloupéenne d »engagement et de talent ! En ce moment de souvenir du «Massacre de la Saint- Valentin» du 14 février 1952 au Moule, L »Etincelle republie ce poème, véritable cri du coeur qu »elle a écrit en hommage à nos martyrs.

Souvenirs, Ô souvenirs Ô !

Où es-tu ? Fillette agressée

Du Février sanglant

Ce jour-là, tu portais dans tes cheveux tressés

Des noeuds d’un rouge vif, couleur du sang versé.

Es-tu femme et déjà mère ? Mère de fillettes qui comme hier

Portent des noeuds toujours couleur du sang versé

Au long de cette vie par l’histoire tissée

Souvenirs, Ô souvenirs Ô !

Où êtes-vous fusillés méconnus

Du Février sanglant,

Tombés près de la croix où tristement hissé Christ criblé de balles, connut une autre mort.

Etes-vous morts ou encore vivants ? Vivotant en proue du temps

Qui pousse doux l’espoir d’un vent de liberté

Autour du fort, sur l’Autre-Bord sans se hâter.

Souvenirs, Ô souvenirs Ô !

Bien des années sont passées

Depuis ce février sanglant.

Afin que nul n’oublie, afin que nul n’ignore

Que germent des actions, que montent des chansons

En hommage à nos morts

Parmi tous, à la mère héroïne

Du Février sanglant.

Pour que jamais en vain ne soit versé leur sang.

Qu’en tout temps, que partout, nos morts restent vivants !

photos bourisp

2022

Le vent nous emportera t il ?Mais vers où ?

Le vent s’était mis au rythme du temps : violent et dévastateur. Les nuages noirs masquaient le bleu du ciel avec insistance, tout comme le jour s’était réfugié dans un épais brouillard de plomb. Pourtant rien ne bougeait, ni les branches décharnées des arbres, ni les humains. La guerre (on avait oublié laquelle) venait d’éclater au grand dam des pacifistes et des experts en logistique, des locuteurs de géostratégie, des professeurs internationaux et des écrivaillons de thèses politico-prospectrices d’avenirs différenciés selon leur point de vue gorgés de références et de chiffres algorithmiques piochés ici et là, dans la nébuleuse des parutions et des réseaux divers auxquels ils appartenaient.

La porte du temps s’était fermée violemment et ceux qui habitaient ce monde ne purent qu’en constater la couleur rouge brun qui en faisait la teinture universelle. Le temps avait chassé la vie et le vent par un jeu pervers alimentait les braises pour réduire ses couleurs en cendres uniformes. Voilà ce qu’il en était, et personne ne pouvait en réchapper, sauf Martha.

Martha était blonde, jolie dans son élégance un peu campagnarde ainsi que dans son simple appareil quand celui-ci faisait remuer les oreilles des hommes et remonter la température de leurs chaussettes hautement climatiques. Bien que native des rives de la Méditerranée, ses yeux avaient le coloris dansant des aurores boréales et ses lèvres la teinte exquise du piment d’Espelette, le tout réuni dans un visage jovial aux joues pommelées, qu ‘un fard normand légèrement saupoudré de poudre de rose agrémentait, à ne pas confondre avec un far breton noyé dans un océan de nuages gris, couronné de coiffes finement dentelées. Elle avait des mollets de sportive accomplie et ses hanches évoquaient un instrument de musique, telle une anche s’accouplerait à un violoncelle, pourvu que le crin de l’archet ne la fasse chanter en présence de son maître (de musique).

Certes la porte du temps s’était fermée, et le vent s’était mis à son rythme. Pour autant, remonter de la source de son bas ventre à sa poitrine devenait une aventure que nulle série télévisée jamais ne diffuserait, saturée d’événements morbides et nécrophages qu’elle entretenait avec des publicités nourricières et ménagères. Ce qui véhiculait Martha dans la vraie vie (la vie est-elle une vérité ou une longue attente?), c’était sa recherche d’un homme, ou plus exactement d’un poète, un type capable de lui faire pouêt pouêt sur un lit où morsures et tétons dressés rendraient les deux amoureux dans un état de bestialité partagée, avec cette nuance que leurs ébats se feraient naturellement, c’est à dire sans l’armurerie létale fabriquée industriellement pour tuer le temps, le vent et les ventres innocents. Non, un coït à armes égales : des caresses, des pénétrations comme un armistice temporaire, des baisers des parcours de santé pour quand ils vieilliraient, le cas échéant, bref toute une panoplie pour jouer et s’amuser à déjouer la guerre comme des enfants le feraient en temps de paix.

Mais Martha et son amant auraient de fait oublié alors la poésie des jours sans vent, l’ envol récurrent des moments érotiques entre l’humanité charnelle des adultes et le temps passé ensemble ; le vent avait tout emporté dans un souffle inouï, chargé de violence et de destruction, charriant l’aliment des amours au profit de la poussière rouge brun qu’il répandait sur les citadelles et les campagnes.

Pourtant, il y eut une accalmie. Où était-ce ? Certains locuteurs en géostratégie la situèrent au Proche Orient. Mais allez savoir dans quels autres pays les combats continuaient. Ce jour-là Martha découvrit que ce poète qu’elle recherchait était mort. Leur aventure se terminait, et les fantasmes de la belle méridionale aux yeux d’aurore boréale s’achevaient dans les braises aux teintes indifférenciées de l’existence. Elle reçut une lettre du ministère des Armées qui lui apprit la nouvelle. Y était joint un carnet sale et partiellement ensanglanté, comportant une page rouge brun, sur laquelle était inscrite cette phrase : « la poésie est un combat ; c’est pour elle que je meurs. Martha, tu es le temps et le vent qui rythment mes ultimes désirs, je ne t’ai jamais connue mais toujours tu m’as inspiré. Je meurs en paix, mon destin va d’une minute à l’autre investir ma tranchée. Adieu , Martha , la Liberté viendra et nos paroles seront toujours vivantes. Je t’embrasse sur tes lèvres saupoudrées de piment d’Espelette. »

09 05 2024

AK

Une affaire récente et indécente

Cette affaire date de la semaine dernière, très précisément de vendredi, soit six jours après que la femme qui vient m’aider à remplir mes taches ménagères m’ait rendu visite. Voici les faits : nous étions en train de vider les placards, entre autres activités sportives et nécessaires, lorsqu’elle a retiré quatre pots de confitures de l’étagère supérieure du garde-manger et me les a tendus. Leur apparence ne dissimulait aucune inquiétude quant à leurs valeurs nutritives et gustatives, c’était un fait sur lequel mon esprit tatillon émit cependant un doute. En effet, ces confitures avaient été confectionnées par mon épouse avant qu’elle ne me quittât en cette fin d’été suite à de nombreux accrochages dans notre couple et à la rencontre qu’elle fit d’un homme dont je ne connus que plus tard les bienfaits qu’il lui prodiguait durant mes absences. J’appris la nouvelle quelques semaines plus tard par des ragots que quelques grenouilles de bénitier répandaient dans le village.

Quand, ne pouvant suffire seul à m’occuper des affaires ménagères et du jardin, et d’autres activités intimes, je trouvais Suzette, une femme jeune et dynamique, et l’embauchais quelques heures par mois pour me porter assistance dans ces routines qui m’étaient devenues étrangères tant mon épouse les exécutait auparavant avec constance et célérité, me refusant de manière autoritaire tout accès à un fer à repasser ou une poêle à frire, sans parler de l’électro-ménager qu’elle se targuait de savoir être la plus expérimentée à utiliser. Alors, pensez à la confection des confitures, récolte des fruits, temps de cuisson, mise en bocal ; ce n’était pas mon domaine, disait elle, et ainsi les étagères se remplirent de pots remplis des nombreux fruits du jardin (cerises, framboises, prunes, figues) et d’autres achetés au marché local (abricots, rhubarbe, pêches de vigne …).

Suzette mit sur la table de la cuisinette un échantillon de pots qui représentaient un tant soit peu une infime partie de la production pluriannuelle, car il faut bien se dire que cueillettes et mises en conserve se comptaient en années de production. La plupart des pots étaient périmés, les dates et leur contenu effacés, le moisi régnait sur nombre d’entre eux comme des princes sans espoir de couronne ; en deux mots, la majorité de la production était hors service.

Cependant, sur l’étagère inférieure du meuble, trois pots présentaient un aspect tout à fait légitime de gourmandise : la date de fabrication et l’hermétisme des pots étaient de bon aloi, ce qui amena Suzette à me dire : « ceux-là doivent encore être bons à déguster, de plus j’adore la confiture de figues ».

– »Si vous pouvez m’en débarrasser, je vous les donne sans problème » dis-je.

Ainsi partit elle avec ces trois pots ce vendredi là. J’étais content pour elle qu’elle apprécie ce petit « plus » qui agrémenterait son petit-déjeuner durant quelques jours.

Mais aujourd’hui, il est quinze heures trente et Suzette n’est toujours pas là. Plus d’une heure de retard, alors qu’elle est toujours ponctuelle comme une montre suisse (genevoise) et qu’elle me fait « coucou » quand elle arrive. Je m’inquiète. Je l’appelle. Au bout du fil sa voix est rauque et elle s’exprime avec difficulté. J’apprends alors qu’elle est à l’hôpital, qu’il y avait de la strychnine dans les pots. Un médecin est venu en compagnie d’un inspecteur nommé Figueras (un catalan) pour enquêter, car ce n’est pas habituel qu’une aide-ménagère soit intoxiquée par de la confiture de figues, quand on connaît tous les produits nettoyants que ces femmes manipulent chez les personnes âgées qui ne sentent pas l’eau de Javel ni le savon noir ou le vinaigre blanc. L’inspecteur va vous rendre visite, pour comprendre la situation me dit-elle.

Effectivement, l’inspecteur Figueras est venu frapper à ma porte. Il a commencé, après les présentations d’usage, à reluquer, ouvrir et sentir un vaste échantillonnage de pots de toutes tailles, et au final n’a rien décelé de particulier.

« -votre femme vous a quitté, n’est-ce pas ? m’a-t-il demandé »

« -c’est exact. Depuis octobre dernier, soit l’année dernière. »

« -en connaissez vous la raison? »

« -je crois qu’elle avait un amant . »

« -je vous rappelle que vous pouvez, dans cette affaire, être inculpé d’homicide volontaire à l’encontre d’une personne innocente bien que dérobeuse de trois pots de confiture. »

« -j’en ai conscience, inspecteur, mais je crois que la strychnine m’était plutôt destinée, et non à Suzette. »

« -Qu’est-ce qui vous fait dire ça? »

« – c’est une vieille histoire, inspecteur. Nous avions à l’époque un chat, et mon épouse détestait les chats. Pendant des années elle a supporté sa présence, mais un jour un jeune surmulot s’est introduit dans la maison et elle n’a pas supporté l’incompétence du minou. Un jour, elle a fait d’une pierre deux coups : le chat et le surmulot. »

« -c’est un peu léger comme argument, non ? dit l’inspecteur. »

« -vous avez raison de le croire, mais tort d’ignorer que les femmes sont cruelles. J’ignore quelle influence avait sur elle son amant, mais les tickets de caisse du supermarché local l’attestent : plusieurs boîtes de ce poison au printemps et toutes vides à la fin de l’été. C’est un indice factuel me semble-t-il. »

« – donc, vous pensez que votre épouse en voulait à votre vie, et non à Suzette. »

« -mon épouse n’avait jamais entendu parler de Suzette, qui n’est venue m’aider ici qu’après le départ de ma femme avec son amant, donc le poison ne lui était nullement destiné. »

« – c’est logique, répondit l’inspecteur Figueras en se caressant les moustaches. Une autre question, si vous permettez : pourquoi une telle réserve de pots de confitures dans tous ces placards ? Vous auriez pu en donner aux gens qui passaient, aux restos du cœur et autres œuvres caritatives, n’est-ce pas ? »

« – inspecteur, comment pouvez-vous dire ça ? Mon épouse aurait alors pu anéantir tout le village et ses alentours, enfin, vous n’y pensez pas ! »

06 05 2024

AK

La nostalgie du marcheur (solitaire)

Je ne fais confiance à personne. Par exemple, quand je marche dans la rue et qu’une vitrine de boutique m’interpelle, je m’arrête. Je regarde le reflet du clampin qui me ressemble et me pose instantanément la question : « t’es-qui, toi ? ». Souvent une jolie femme passe à proximité et mon regard alors se détourne : je la suis des yeux, plein de sensations un peu lubriques à son encontre, quelle que soit son âge, pourvu qu’il soit moindre que le mien. Alors je me reconnais dans le reflet de la vitrine, avec un pincement au cœur. « C’était moi, quand j’étais jeune », me dis-je, et je me mets à suivre la femme qui déambule de boutique en boutique sans se préoccuper de ma filature. La rue sent l’odeur des villes et celle que je suis porte le parfum de ma solitude. La nostalgie s’inscrit dans une nécrose de vieillard qui ne se souvient plus qu’il est devenu fou. Ce n’est pas Alzheimer, c’est la folie des hommes. Le baiser de Judas et celui de Tosca : trahison et vengeance sur d’éphémères amours, pluies de larmes après les rires stridents et les corps déchiquetés par les ruptures, celles qu’on ne compte plus dans les miroirs brisés. La femme que je suis ne ressort pas du magasin et l’ennui me saisit.

En fait, elle y travaille et je ne vais pas l’attendre des heures. Il y a assez de femmes et de vitrines dans cette ville pour que mes vieux jours se reflètent dans d’illusoires passions amoureuses. Une halte au bistrot me fera du bien, surtout si Lucette est de service. Ainsi, j’aurai tout le loisir de l’épier sans bouger de ma chaise, un confort non négligeable pour un pervers de grand âge. D’ailleurs, Lucette me dit tout le temps : « alors, Pépère, qu’est-ce que je vous sers aujourd’hui ? Un Picon-bière Jupiler, comme d’habitude ? » Elle me tétanise, avec sa voix chantante et ses seins qui pigeonnent sous son tablier. Ah Lucette, j’y ferais bien mon nid dans ce pigeonnier, surtout que mon moral bat de l’aile en ce moment. Je ne vais pas lui dire que je viens de suivre une femme dans la rue et que son parfum embaumait mes fantasmes, raconter ça à Lucette serait criminel de ma part, vu qu’elle sent plutôt la sueur et le produit nettoie-tout, d’où ma gêne pour la complimenter si je plaçais mes mains sous son tablier.

Et puis, il y a le patron, qui régente la place, lorgne les clients et vérifie si les consommations sont réglées. Tout le monde l’appelle Jeannot, car il a de grandes oreilles décollées et un torchon en main qu’il a dû épouser depuis son divorce, son épouse étant partie un beau matin avec un marin d’eau douce, un drôle de type qui pilotait une péniche sur les canaux d’Europe. Des clients avaient été chassés manu militari à l’époque car ils chambraient le patron à voix haute : « la péniche, c’est ta femme, elle fait douze nœuds à l’heure, et pas que sur le canal de l’Ourcq ». La vie de Jeannot avait changé quand il avait embauché Lucette. On racontait dans le quartier qu’il était devenu sobre, tant au niveau de l’ivresse que du flacon féminin. En fait, c’était un paravent derrière lequel il faisait miroiter mont de Vénus et Érostrate dans des limbes trop soyeux pour être vrais. Ainsi font les érotomanes qui cherchent la gloire, vêtus de pyjamas, de chasubles ou de tabliers de cuisine, me susurra un jour un ami : « derrière le paravent, une geisha toujours se cache, au Japon, prête à ôter son kimono à l’heure du thé » .

De mes haltes au café je ne tirais aucun attrait, quelques souvenirs d’adolescent me rejoignaient parfois, quand la glace au-dessus du lavabo des toilettes mixtes renvoyait mon image entre deux graffitis tracés au rouge à lèvres. Tout le récit de ma vie se délitait dans ces marques devenues absconses et cradingues, un récit qui avait le talent d’en finir désormais dans la crasse du quotidien : l’eau du robinet était devenue froide quand elle coulait, petits jets dus à la pénurie d’eau que la ville tentait de négocier avec la sécheresse qui n’en finissait pas. « Tirez la châsse, l’eau est à courre. » avait écrit un inconnu sur le mur des urinoirs. Un poète belge, sans doute.

Je m’étais ensablé dans un mirage de verre, comme Jeannot l’était derrière son comptoir, comme ces quelques paires d’yeux rougis qui reluquaient Lucette, comme Érostrate à la conquête de la gloire incendia le temple d’Artémis à Éphèse, alors qu’elle mettait gentiment le couvert pour accueillir Vénus, cette dix huitième merveille du monde (en fait Lucette, après mon cinquième Picon-bière Jupiler).

C’est déconfit que je rejoignis mon logis à la nuit tombée. Les vitrines étaient éteintes, les candélabres des rues aussi (il était 23 h). Un sentiment de fatigue gagnait mes épaules et mes jambes. La nuit avait perdu la césure de la lune et les hémistiches de Lucette peu à peu s’étaient dissipées dans mon cerveau polisson. Cette nuit encore il me faudrait broyer du noir, dire adieu aux vertiges diurnes que représentaient les femmes que j’avais croisées lors de jours sans lendemains. Je ne fais confiance à personne. Par exemple, quand une vitrine de boutique s’allume au petit matin, je m’arrête, contemplatif. Puis, comme un jeune loup, je bondis, trouve une planque pour mon sac, descends dans le sous-sol de la gare saint Lazare, me refais un semblant d’humanité, propre sur moi, évacuant la sueur et les produits nettoie-tout, puis je pars vagabonder le long du canal de l’Ourcq, au cas où l’ex compagne de Jeannot pratiquerait dans son fourgon l’avenir des déchus et leurs boules de cristal.

03 05 2024

AK

premier mai et dernier de la classe !

Jour férié (donc je fais comme il me plaît!).

Bon, Paul Auster est mort (à 77 ans). Anna Blume doit se sentir bien seule avec son ©Caddie, comme la trilogie NewYorkaise ( cité de verre, revenants, la chambre dérobée) : Paul Auster commence enfin à être reconnu comme un écrivain majeur. De 1986 (sortie de Cité de verre) à 1994 (Mr Vertigo), il publie des romans majeurs comme Moon Palace et Léviathan.

Un auteur qui laisse des traces dans ma mémoire, tout comme William Boyd (‘ »orages ordinaires », les nouvelles confessions, Brazzaville plage…) ou Cormac Mac Carthy (« Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme » , la trilogie des confins, la route, par exemple).

José Carlos Schwarz, poète guérillero de Guinée Bissau (1949-1977)

Comme je n’ai pas pu (ou su) trouver des poèmes le concernant, je me suis référé uniquement au documentaire récent d’ARTE et à la page wikipedia qui lui est consacrée, le tout avec quelques mots sur la révolution des œillets du 25 avril 1974 au Portugal dont on fête le 50e anniversaire cette année. Une chronique un peu politico-poétique donc !

https://www.arte.tv/fr/videos/111283-001-A/jose-carlos-schwarz-poete-guerillero-de-guinee-bissau

https://fr.wikipedia.org/wiki/Jos%C3%A9_Carlos_Schwarz

En avril 1974, ce fut la révolution des œillets au Portugal, dont on fête les 50 ans, donc une Histoire récente alors que les conflits explosent un peu partout aujourd’hui. À noter qu’il n’y eut que 4 morts lors de ce renversement politique dus à la police politique de Salazar : « Seule la PIDE, police politique, oppose une résistance armée et tire dans la foule, faisant quatre morts, uniques victimes de cette révolution ».

Ce que l’on nomme « révolution » a commencé par un coup d’État organisé par des militaires qui se sont progressivement radicalisés par rejet des guerres coloniales menées par le Portugal, en Afrique. Ce coup d’État, massivement soutenu par le peuple portugais, a débouché sur de profondes divisions sur la façon de refonder le Portugal. Finalement, l’événement a profondément changé le visage socio-politique du pays. Le 25 avril 1974 est un évènement essentiel de l’histoire européenne.

La révolution des Œillets a la particularité de voir des militaires porteurs d’un projet démocratique (mise en place d’un gouvernement civil, organisation d’élections libres et décolonisation…) et cherchant à renverser une dictature sans pour autant instaurer un régime autoritaire et militaire.

C’est l’instauration de la démocratie au Portugal après 40 ans d’une chape de plomb : la dictature salazariste. Cet événement marque le début de la démocratisation du Sud de l’Europe, celui-ci étant suivi par la chute des dictatures espagnole et grecque.

Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/R%C3%A9volution_des_%C5%92illets

Photo article : festival grands reporters Bourisp 2021. Cette année :

 Les Journées du Photoreportage de Bourisp 2024, rencontres photographiques autour du photoreportage, vont se dérouler pour leur 9ème édition du 4 juillet au 18 août 2024 à Bourisp dans les Hautes-Pyrénées en Haute vallée d’Aure (près de Saint-Lary-Soulan).

Josuald, ou comment partir en fumée

Ce fut dans un épais silence que l’on dressa la table dans le jardin, à l’emplacement où les herbes restaient courtoises tant il fallait respecter les mollets des jolies dames enjuponnées. Le jardin en lui-même ne possédait aucun attrait, si ce n’était une haie de lauriers mal entretenue où les gamins du village se dissimulaient pour observer les voisins que nous étions. Il n’avait pas plu depuis le mois de mai et le gazon commençait à tirer la langue, tout comme les chats qui revendaient la leur à prix d’or car ils en possédaient d’autres dans leurs sibyllines réserves d’existences.

C’était en ce jour un repas que l’on définirait d’habituel, où seule assistait la famille : un père, une mère, deux filles et un petit garçon, ainsi qu’une grand-mère du côté maternel que les enfants installèrent à l’ombre d’un chêne pour qu’elle puisse sentir l’odeur du tronc et des bénédicités et non de la chaîne que son mari défunt lui avait accrochée au cou, ainsi que d’ une alliance en or au doigt dans une église de province, quarante ans plus tôt.

Le temps nourrissait la famille par diverses denrées surgissant de terre à chaque saison, dont le patriarche gérait l’entièreté du potager, et la saison hivernale engrangeait citrouilles, épinards et blettes que tous devaient manger en mastiquant et ruminant le jour où viendrait leur revanche : faire avaler une avalanche de frites à ce paternel dans un fast food en était une des façons. Cependant, l’heure n’était pas encore venue, bien que Julien, le plus jeune des enfants, eut déjà envisagé de mettre une carotte entre les fesses de papa et de l’expédier dans un terrier de lapins affamés, comme il l’ait vu dans les images du livre d’Alice au pays de merveilles. Laure, sa sœur cadette, lui arracha le livre des mains : « on ne lit pas à table, et au lit on dort » , ce à quoi répliqua la sœur aînée, Clotilde, qui fêtait ce jour-là son seizième anniversaire : « et pas qu’avec un livre ».

On installa un groupe de musiciens dans un recoin du jardin, histoire d’effaroucher les passereaux et les merles chanteurs, trop enclins à égayer les jardins quand la nature fleurit dans les arbres fruitiers, car il fallait avant tout que règne le silence en ce lieu qui pourtant portait en soi la gaieté, la joie et les discussions les plus avinées, celles qui offrent aux palais vinicoles les plus renommés châteaux bordelais.

En fait, si les convives se taisaient, Julien venait de trouver le moyen de se venger des légumineuses du père Fouettard (en fait Jérôme était son blaze). Car la famille attendait quelqu’un : l’oncle Josuald, dont les enfants connaissaient depuis des années ce qu’en disait leur père : « votre oncle Léon, ce rouleur de cigarette, viendra un de ces jours nous enquiquiner avec sa fumée cancérigène, alors préparez-vous dès maintenant à quitter la table, le jour où il se présentera. » Et ce jour était venu.

Josuald était le frère d’Émeline, l’épouse de Jérôme. C’était ce qu’on appelle un brave homme, de corpulence rondouillarde mais sans excès, certes buveur, hâbleur et joueur de cartes, qui avait prospéré dans les tavernes du pays où ses tricheries étaient encore méconnues des autochtones avec lesquels il entretenait des rapports assez divers, selon qu’il s’adressât aux perdants ou aux faux gagnants (car ceux-ci se retrouvaient ensuite dans la première catégorie, quand lui s’était éclipsé du village les poches pleines). Ainsi disait-il lui-même « je vis une petite vie de rouleur de cigarette », expression qu’avait captée en son temps Jérôme et qui lui avait valu de détester cet homme affable et courtois qu’était le frère d’Émeline.

Comme cela se pratiquait il y a bien longtemps, sur la table un couvert supplémentaire avait été dressé, non pour accueillir un pauvre comme la tradition l’exigeait, mais pour le cas où débarquerait sans prévenir l’affreux oncle Josuald. Comme le repas se déroulait dehors Émeline n’avait pas mis de cendrier près du couvert. L’herbe suffirait à absorber les cendres et mégots de l’oncle. D’autant que les garnements planqués dans la haie de lauriers ne manqueraient pas de venir récupérer plus tard le tabac issu des mégots que Josuald enverrait balader sur la pelouse.

C’est au cliquetis de sa voiture électrique qu’il apparut enfin, à l’heure exacte où les verres tintent de l’apéritif et des glaçons printaniers qui font fondre la glace du rude hiver dont ne restent que les légumes (citrouilles, épinards etc) qu’il faut manger avant qu’ils ne moisissent. Julien, malgré son jeune âge, pensait que l’hiver ne finirait jamais alors que la soupe au potiron commençait à peine à tourner de l’œil dans son assiette. Laure et Clotilde ne disaient mot, mais par supercherie purement féminine elles quittaient la table sous des prétextes fallacieux et alimentaient la grand-mère calée au pied du chêne, qui parfois partageait son assiette avec les musiciens que tout le monde avait oubliés.

L’oncle Josuald fut placé à un bout de la table, et Jérôme à l’autre, de manière à éviter toute prise de main entre eux. Émeline était à côté de son frère et les trois rejetons de la famille occupaient les autres sièges latéraux disponibles. La discussion s’ancra sur les nouvelles les plus insipides de la vie courante durant laquelle il ne fut pas question du cliquetis de la voiture électrique de Josuald, ni sur la présence dans un recoin du jardin de musiciens affamés, juste quelques mots pour la grand-mère endormie au pied du chêne.

Les garnements cachés dans la haie de lauriers commençaient à s’ennuyer sérieusement, lorsque Josuald alluma sa première cigarette. Par un hasard fortuit, les passereaux du jardin se mirent à siffloter, les merles à chanter et l’herbe caressa tendrement les jupes d’Émeline, de Laure et de Clotilde. Émeline, pourtant excellente maîtresse de maison, ne se leva pas pour continuer le service, et même ses filles restèrent assises (quitte à affamer leur grand-mère, qui somnolait la bouche ouverte). Les volutes de fumée prodiguées par l’oncle Josuald se répandaient dans l’air ambiant, envahissant le jardin, la haie de lauriers mal entretenue, les arbres fruitiers en fleur, et fait important, Jérôme lui-même restait statique, son visage prenait la transparence d’une vitrine derrière laquelle s’exposent des mannequins féminins aux apparats printaniers . Josuald, impassible, tirait sur son mégot et enfumait l’espace, silencieux comme une ville vers quatre heures du matin. On entendit les musiciens s’accorder sur une reprise du « jardin extraordinaire » de Charles Trenet. Julien se demanda s’il n’avait pas oublié des pages d’Alice au pays des merveilles, Clotilde sa lecture de la Belle au bois dormant, et Laure les aventures de Peter Pan.

Ce fut un beau moment de symbiose familiale, telle qu’elle n’en est que rarement évoquée dans les livres. Mais peu à peu la réalité cède sa part de rêves au vent quand celui-ci se lève. Et ainsi s’égaillent les moments les plus harmonieux. Jérôme fut le premier à émerger. Il avait repris son air méchant quant à Josuald, et dans l’articulation de sa vindicte encore embrumée il lui demanda : « mais dis-moi, tu as changé de marque de tabac, non ? »

Josuald répondit : « mon pauvre Jérôme, le tabac coûte une blinde de nos jours, alors je me suis mis au cannabis. »

L’histoire ne raconte pas s’ils sont devenus amis, ni si Émeline, Laura et Clotilde se sont mises à fumer l’herbe qui chatouillait leurs mollets, ni si la « nouvelle carotte » des buralistes a fait changer Julien sur son jugement au sujet de son père. Ni sur le cliquetis des voitures électriques, des musiciens affamés, et des grand-mères qui ont nourri les petits garnements désormais grands, bref : Josuald, ton couvert est toujours mis sur la table, occupe-le quand tu passes par ici, que tu sois riche ou pauvre, laisse le vent nous emporter loin de la folie des hommes.

26 04 2024

AK

Les mardis de la poésie : François de Malherbe (1555-1628)

Mes yeux, …

Mes yeux, vous m’êtes superflus ;
Cette beauté qui m’est ravie,
Fut seule ma vue et ma vie,
Je ne vois plus, ni ne vis plus.
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Ô qu’en ce triste éloignement,
Où la nécessité me traîne,
Les dieux me témoignent de haine,
Et m’affligent indignement.
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Quelles flèches a la douleur
Dont mon âme ne soit percée ?
Et quelle tragique pensée
N’est point en ma pâle couleur ?
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Certes, où l’on peut m’écouter,
J’ai des respects qui me font taire ;
Mais en un réduit solitaire,
Quels regrets ne fais-je éclater ?
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Quelle funeste liberté
Ne prennent mes pleurs et mes plaintes,
Quand je puis trouver à mes craintes
Un séjour assez écarté ?
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Si mes amis ont quelque soin
De ma pitoyable aventure,
Qu’ils pensent à ma sépulture ;
C’est tout ce de quoi j’ai besoin.
Qui me croit absent, il a tort,
Je ne le suis point, je suis mort.

Chanson – La merveille des belles

Sus, debout, la merveille des belles !
Allons voir sur les herbes nouvelles
Luire un émail dont la vive peinture
Défend à l’art d’imiter la nature.

L’air est plein d’une haleine de roses,
Tous les vents tiennent leurs bouches closes ;
Et le soleil semble sortir de l’onde
Pour quelque amour plus que pour luire au monde.

On dirait, à lui voir sur la tête
Ses rayons comme un chapeau de fête,
Qu’il s’en va suivre en si belle journée
Encore un coup la fille de Pénée.

Toute chose aux délices conspire,
Mettez-vous en votre humeur de rire ;
Les soins profonds d’où les rides nous viennent
À d’autres ans qu’aux vôtres appartiennent.

Il fait chaud, mais un feuillage sombre
Loin du bruit nous fournira quelque ombre,
Où nous ferons parmi les violettes,
Mépris de l’ambre et de ses cassolettes.

Près de nous, sur les branches voisines
Des genêts, des houx et des épines,
Le rossignol, déployant ses merveilles,
Jusqu’aux rochers donnera des oreilles.

Et peut-être à travers des fougères
Verrons-nous, de bergers à bergères,
Sein contre sein, et bouche contre bouche,
Naître et finir quelque douce escarmouche.

C’est chez eux qu’Amour est à son aise ;
II y saute, il y danse, il y baise,
Et foule aux pieds les contraintes serviles
De tant de lois qui le gênent aux villes.

Ô qu’un jour mon âme aurait de gloire
D’obtenir cette heureuse victoire,
Si la pitié de mes peines passées,
Vous disposait à semblables pensées !

Votre honneur, le plus vain des idoles,
Vous remplit de mensonges frivoles :
Mais quel esprit que la raison conseille,
S’il est aimé, ne rend point la pareille ?

poèmes issus du site : https://www.lapoesie.org/francois-de-malherbe

Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_de_Malherbe#Stances

Anniversaire du droit de vote des femmes (21 avril 1944) : une nouvelle excellente de Saki (1870-1916)

Au cours de la seconde décade du XXe siècle, après que la peste eut dévasté l’Angleterre, Hermann, dit l’Irascible, aussi surnommé le Sage, monta sur le trône d’Angleterre. La maladie mortelle avait balayé la famille royale jusqu’à la troisième et quatrième génération. C’est ainsi que Hermann, le quatorzième héritier des Saxes-Drachsen-Wachestelstein, qui était treizième dans l’ordre de succession, fut appelé à régner sur l’Angleterre et ses possessions au-delà des mers. L’accession d’Hermann au trône fut un de ces faits imprévisibles qui surviennent parfois en politique, et il prit ses fonctions très au sérieux. Dans beaucoup de domaines, Hermann était le monarque le plus progressiste qui eût jamais siégé sur un trône vraiment important. Avant que ses sujets puissent prendre conscience de la situation, elle avait changé. Même ses ministres qui étaient progressistes par tradition eurent du mal à s’aligner sur ses propositions de loi.

-En fait, reconnut le 1er ministre, nous sommes gênés par toutes ces femmes qui clament qu’elles veulent le droit de vote ; elles dérangent nos réunions dans tout le pays et elles essaient de transformer Downing Street en terrain de pique-nique.

-Il faut les en empêcher, dit Hermann.

-Les en empêcher ? Dit le Premier ministre. Je suis tout à fait d’accord, mais comment ?

-Je vais vous rédiger un projet de loi. Les femmes voteront aux élections : elles voteront , comprenez-le bien, ou pour être plus clair, elles devront voter. Pour les hommes, le vote restera facultatif comme il l’a toujours été. Toutes les femmes de 21 à 70 ans seront obligées de voter et non seulement en cas d’élections parlementaires ou municipales, aux élections d’arrondissement, à celles des paroisses, mais aussi pour les juges, les inspecteurs des écoles, les marguilliers, les conservateurs de musée, l’administration de la Santé, les interprètes auprès des tribunaux, les professeurs de natation, les adjudicataires, les maîtres de chapelle, les surveillants de marché, les professeurs de peinture, les bedeaux et autres fonctionnaires locaux que je rajouterai au fur et à mesure que l’idée m’en viendra. Toutes ces nominations seront soumises à élection, et toutes les femmes qui ne voteront pas où elles résident seront soumises à une amende de dix livres. Toute absence qui ne sera pas justifiée par un certificat médical valable ne pourra bénéficier d’aucune excuse. Soumettez ce projet aux deux Parlements et apportez-le -moi après -demain pour que je le signe.

Dès le début, le privilège du Vote Obligatoire fut accueilli avec peu d’enthousiasme, voire pas d’enthousiasme du tout, même dans les milieux qui avaient réclamé le droit de vote avec le plus d’insistance. L’ensemble des femmes du pays s’était révélé hostile ou indifférent à l’agitation électorale, et les suffragettes les plus fanatiques commencèrent à se demander ce qu’il pouvait bien y avoir de si attrayant dans la perspective de mettre un bulletin de vote dans une boîte. Dans les municipalités, l’exécution de la nouvelle loi parut assez compliquée ; dans les villes et les agglomérations importantes, ce fut un vrai cauchemar. Les élections se déroulaient sans fin. Les blanchisseuses et les ouvrières durent se dépêcher de quitter leur travail pour aller voter, souvent pour un candidat dont elles n’avaient jamais entendu le nom et qu’elles avaient choisi au hasard. Les employées de bureau, les serveuses se levaient aux aurores pour se dépêcher de voter avant de se rendre à leur lieu de travail. Les femmes du monde voyaient leurs habitudes et leur vie bouleversées par l’obligation d’atteindre le lieu du scrutin. Finalement, les sorties du week-end et les vacances d’été devinrent peu à peu un luxe masculin. Le Caire et la Riviera ne furent accessibles qu’aux grandes invalides et aux femmes extrêmement riches, car l’accumulation des amendes de dix livres pendant une absence prolongée ne permettait pas à des gens, même aisés, de courir ce risque.

Personne ne s’étonne donc que l’agitation contre le droit de vote des femmes prît une ampleur considérable. La ligue des « pas de vote pour les femmes » compta un million d’adhérentes. Ses couleurs jaune citron et pourpre foncé s’affichèrent partout et son hymne de combat : nous ne voulons pas voter devint un refrain populaire. Comme le gouvernement ne semblait pas tenir compte de cette tentative de persuasion pacifique, on en vint à des méthodes plus violentes. Des réunions furent perturbées, des ministres malmenés, des policiers mordus et l’ordinaire des prisons rejeté. La veille de l’anniversaire de Trafalgar, des femmes grimpèrent par groupes de trois sur les colonnes de Nelson. Il fallut donc renoncer à la décoration florale habituelle. Cependant, le gouvernement maintenait obstinément sa conviction : les femmes devaient avoir le droit de vote.

Enfin, en dernier ressort, une excellente idée, bien féminine, se fit jour ; il est étrange qu’elle ne soit pas survenue plus tôt : on assista à l’organisation de la Grande Lamentation. Les femmes se relayèrent par dix mille et pleurèrent sans arrêt dans les lieux publics de la capitale. Elles pleurèrent dans les stations de métro, dans les wagons, dans les omnibus, à la National Gallery, dans les docks et les arsenaux, dans le parc Saint James, les récitals de chant, chez Prince et sous les arcades de Burlington. Le succès, jusque là ininterrompu, de la brillante comédie satirique intitulée le lapin d’Henry fut compromis par la présence de femmes qui sanglotaient aux fauteuils d’orchestre, aux balcons et aux secondes galeries. Un cas de divorce des plus brillants qui n’arrivait pas à aboutir depuis plusieurs années se vit privé d’une bonne part de son éclat par la conduite lacrymatoire d’une partie du public.

-Qu’allons-nous faire ? Demanda le Premier ministre dont la cuisinière avait pleuré dans tous les plats du petit déjeuner et dont la nurse était sortie en ravalant péniblement ses larmes pour emmener les enfants faire une promenade dans le parc.

-Il y a un temps pour tout, dit le roi. Il y a aussi un temps pour céder. Soumettez aux deux Parlements un édit privant les femmes du droit de vote et apportez-le-moi après-demain pour que je lui accorde le consentement royal.

Pendant que le ministre se retirait, Hermann l’Irascible, qu’on surnommait aussi le Sage, rit sous cape.

-On a dit qu’il y avait bien d’autres façons de tuer un chat que de l’étouffer avec de la crème, mais je ne suis pas sûr, ajouta-t- il, que ce ne soit pas le meilleur moyen.

Nouvelle extraite de « Le cheval impossible » de SAKI, éditions Julliard, collection Parages (1993)

Si vous aimez l’humour sarcastique , noir, et originalissime, lisez cet auteur, mort au combat près de Beaumont-Hamel en 1916.

Les mardis de la poésie (et des fables): La Fontaine, ça coule de source (2e goulée)

Le Chat et le Renard

Le Chat et le Renard, comme beaux petits saints,
S’en allaient en pèlerinage.
C’étaient deux vrais Tartufes, deux Archipatelins,
Deux francs Patte-pelus qui des frais du voyage,
Croquant mainte volaille, escroquant maint fromage,
S’indemnisaient à qui mieux mieux.
Le chemin était long, et partant ennuyeux,
Pour l’accourcir ils disputèrent.
La dispute est d’un grand secours ;
Sans elle on dormirait toujours.
Nos pèlerins s’égosillèrent.
Ayant bien disputé, l’on parla du prochain.
Le Renard au Chat dit enfin :
« Tu prétends être fort habile ;
En sais-tu tant que moi ? J’ai cent ruses au sac.
– Non, dit l’autre : je n’ai qu’un tour dans mon bissac,
Mais je soutiens qu’il en vaut mille. »
Eux de recommencer la dispute à l’envi.
Sur le que si, que non, tous deux étant ainsi,
Une meute apaisa la noise.
Le Chat dit au Renard : « Fouille en ton sac, ami ;
Cherche en ta cervelle matoise
Un stratagème sûr : pour moi, voici le mien. »
À ces mots, sur un arbre il grimpa bel et bien.
L’autre fit cent tours inutiles,
Entra dans cent terriers, mit cent fois en défaut
Tous les confrères de Brifaut.
Partout il tenta des asiles,
Et ce fut partout sans succès ;
La fumée y pourvut, ainsi que les bassets.
Au sortir d’un terrier deux chiens aux pieds agiles
L’étranglèrent du premier bond.
Le trop d’expédients peut gâter une affaire :
On perd du temps au choix, on tente, on veut tout faire.
N’en ayons qu’un, mais qu’il soit bon.

Le Chat, la Belette et le petit Lapin

Du palais d’un jeune Lapin
Dame Belette, un beau matin,
S’empara : c’est une rusée.
Le maître étant absent, ce lui fut chose aisée.
Elle porta chez lui ses pénates, un jour
Qu’il était allé faire à l’Aurore sa cour,
Parmi le thym et la rosée.
Après qu’il eut brouté, trotté, fait tous ses tours,
Jeannot Lapin retourne aux souterrains séjours.
La Belette avait mis le nez à la fenêtre.
« Ô Dieux hospitaliers ! que vois-je ici paraître ?
Dit l’animal chassé du paternel logis.
Holà ! madame la Belette,
Que l’on déloge sans trompette,
Ou je vais avertir tous les rats du pays. »
La dame au nez pointu répondit que la terre
Était au premier occupant.
C’était un beau sujet de guerre,
Qu’un logis où lui-même il n’entrait qu’en rampant !
« Et quand ce serait un royaume,
Je voudrais bien savoir, dit-elle, quelle loi
En a pour toujours fait l’octroi
À Jean, fils ou neveu de Pierre ou de Guillaume,
Plutôt qu’à Paul, plutôt qu’à moi. »
Jean Lapin allégua la coutume et l’usage.
« Ce sont, dit-il, leurs lois qui m’ont de ce logis
Rendu maître et seigneur, et qui, de père en fils,
L’ont de Pierre à Simon, puis à moi Jean, transmis.
Le premier occupant, est-ce une loi plus sage ?
– Or bien, sans crier davantage,
Rapportons-nous, dit-elle, à Raminagrobis. »
C’était un Chat vivant comme un dévot ermite,
Un Chat faisant la chattemite,
Un saint homme de chat, bien fourré, gros et gras,
Arbitre expert sur tous les cas.
Jean Lapin pour juge l’agrée.
Les voilà tous deux arrivés
Devant Sa Majesté fourrée.
Grippeminaud leur dit : « Mes enfants, approchez,
Approchez, je suis sourd, les ans en sont la cause. »
L’un et l’autre approcha, ne craignant nulle chose.
Aussitôt qu’à portée il vit les contestants,
Grippeminaud, le bon apôtre,
Jetant des deux côtés la griffe en même temps,
Mit les plaideurs d’accord en croquant l’un et l’autre.
Ceci ressemble fort aux débats qu’ont parfois
Les petits souverains se rapportant aux rois.