les babillages de Chinette, les coloriages de Chinou
Lise dormait profondément. Il faisait encore nuit mais le ciel blanchissait avec ses perles de rosée. Je me suis levé en silence, ai recouvert son corps nu qui me tournait le dos du drap et de la couverture de mi-saison, celle qu’on met début octobre quand les premiers froids instillent dans les lits l’avant-goût des pyjamas.
Sur le valet de nuit où je pose méticuleusement mes vêtements, y compris dans l’obscurité absolue, j’ai pris mes affaires. Mes chaussures étaient dans l’entrée et mon manteau pendait sur une patère, au même endroit. Je me suis habillé calmement dans l’empreinte coite de mes gestes. Puis j’ai ouvert la porte de l’appartement, ai dégringolé les marches des quatre étages, l’ascenseur était en panne, comme souvent, et me suis retrouvé dans la rue. Les ripeurs éboueurs de la BOM et les balayeurs municipaux étaient déjà au boulot. Il courait un vent frisquet dans cette rue mais le bistrot aussi était ouvert. En y pénétrant, j’ai senti l’odeur des hommes et du tabac, la chaleur des discussions qui faisaient feu de tout bois et réchauffent l’atmosphère, la conviviale, pas la climatique.
Le père Léon m’a servi un café arrosé et s’est introduit dans ma vie privée, sans en avoir l’air.
« -Tu as une drôle de mine, ce matin, Jo, ne me dis pas que tu t’es encore disputé avec Lise. »
« -Non, du tout. J’ai juste envie de vivre une autre vie, de courir nu dans les bois, de voler au-dessus des mégapoles en pissant et déféquant comme le font les pigeons, de migrer avec les oies sauvages en m’orientant par les étoiles et les clochers des campagnes. Comme Icare, mais un jour de pluie, comme aujourd’hui. »
« -Déjà, Jo, tu devrais arrêter d’arroser ton café. C’est ça qui t’enfume et te fait fantasmer au-dessus des cheminées, garçon. Ici, et tu le sais, les seules cheminées qui s’offrent sont celles de l’usine. Et sans doute plus pour très longtemps. »
« -Je sais, Léon, ça fait vingt ans que je passe chez toi avant et après avoir bossé dans cette putain d’usine. Mais reconnais au moins que j’ai encore le droit de rêver, même si ce n’est plus la mode. Les temps ont changé, mais au fond nous sommes restés de vrais gamins. On aime ces guignols qui font le spectacle, nous font rire parfois et pleurer plus souvent en nous faisant les poches. »
« -Tu devrais remonter te coucher, Jo, c’est samedi, c’est repos. Les autres qui balaient, ripent les poubelles, ce sont des gars des boîtes qui sous-traitent ce que la municipalité est incapable de gérer. Je ne me plains pas, c’est de la clientèle matinale. Mais toi, vas te coucher. »
La bruine caressait la ville et en sortant du bistrot j’ai parcouru les rues jusqu’à la gare. J’avais ma carte bleue dans la poche ; elle me titillait la jambe et quand je l’ai mise dans le distributeur de ticket de train j’ai senti que la vie remontait au-dessus de mon zizi, de mes tablettes, de mon menton broussailleux et de ma cervelle embrumée : partir, mais surtout quitter ces lieux infertiles. Une fois arrivé, appeler Lise, lui dire j’ai trouvé l’endroit idéal, viens vite me rejoindre, et n’oublies pas les draps et la couverture, ici les gens sont très gentils, le paysage magnifique et le loyer modique. Il y a une cuisinière à bois et quelques stères bien secs pour cuisiner. J’ai acheté des allumettes, sur le conseil de madame Yanick, la propriétaire, car il paraît que les hivers sont rudes ici, alors pense à la couverture, pour le reste on fera des courses pour passer la saison froide au chaud, quand la cuisinière sera activée. Je t’attends.
Les mois ont passé et Lise n’est pas venue. J’ai trouvé un emploi dans la ferme de madame Yanick : traite, fourrage, sortir les bêtes, les surveiller, les câliner. Deux fois par semaine ouvrir ma braguette pour que la patronne vérifie que ma santé , enfin, vous comprenez, bande de petits malotrus… Deux fois par an, nous allions au comice agricole de C…, pour vendre un veau ou quelques porcelets avec lesquels parfois les maquignons me confondaient. J’avais pris du poids, mais j’étais devenu invendable aux belles idées d’un homme qui rêve de changer de vie tout en croyant à l’amour indéfectible charrié par ses premiers sentiments, qu’il aurait pu envisager au départ.
Dans ce pays où les ours aiment danser au sortir de l’hiver, cinq ans passèrent. Par un matin d’octobre, quand les premiers frimas remontent les collines, je me suis levé. La nuit colorait encore le givre sur les vitres. Doucement, j’ai replacé sur la chemise de nuit de madame Yanick qui me tournait le dos l’épaisse couverture en laine. Sur la chaise, près du lit, j’ai récupéré mes vêtements qui trônaient en boule ; la porte de la chambre a légèrement grincé mais Madame Yanick ronflait, puis dans le vestibule j’ai récupéré l’épais manteau en fausse fourrure et mes bottes en caoutchouc, puis ai couru dans la neige fraîche jusqu à ce que le soleil se lève. Le ciel était d’un bleu céruléen. Pur comme souvent quand la pluie le lessive par d’abondants orages. Il faisait grand beau temps. J’ai certainement couru des heures pour finalement gagner la plaine, la gare de C… où un train s’arrête une fois par jour. Je n’avais plus de carte bleue et il n’y avait pas de guichet ni de distributeur de quoi que ce soit. Le quai de cette gare était désert, mais au-delà de l’antique troisième voie il y avait un banc, un mobilier SNCF datant du siècle dernier. Rien n’annonçait les horaires ni la destination ou éventuellement il fallait attendre l’entrée en gare du train. Y avait-il encore un train qui s’arrêtât dans ce lieu. Je ne sais. La course depuis la ferme m’avait épuisé. De fait, je traversais les voies et allais m’allonger sur le banc, bien calfeutré dans mon manteau.
Dans ce pays où les chasseurs se lèvent aussi tôt que les sangliers et les ours, la cartouchière pleine de mauvaises plaisanteries, il y en eut un qui s’était égaré, pauvre gars esseulé, et m’aperçut, me prenant pour un ours endormi (alors que les ours dansaient déjà dans les alpages). Je pris quelques balles dans le buffet (mais il y en a de moins en moins dans les gares), et c’est alors que vînt la fin de mon histoire : durant plusieurs minutes, alors que mon sang coulait par les orifices qu’avaient creusé les balles, je vis deux paires d’yeux me regarder : Lise et madame Yanick. Je compris qu’elles me questionnaient en silence, une question d’une extrême simplicité :
« – Jo, pourquoi es-tu parti? »
Je voulus leur répondre » Peut-être que ma vie ne valait pas deux balles » , mais je venais de mourir, pour de bon.
02 10 2020
AK
(illustration : gare d’Atocha, Madrid)
Un texte à mille balles Karouge ! Moi aussi j’ai beaucoup aimé cette (triste) histoire pleine je jeux de… maux !
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merci ! 😊
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Ca, c’est du Grand Karouge!!!
SUPERBE!
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Tu es trop gentille. Je dois l’avouer : ça fait plaisir d’être complimenté pour mes conneries!
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Je ne fais jamais un compliment par gentillesse (ça serait mal me connaitre 😉 )
C’est un très beau texte.
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Ça, c’est pas un texte à deux balles, illustre Karouge ! Félicitations !
Je te souhaite une bonne journée (et mollo sur le café arrosé du matin, hein !)
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Avec ce qui tombe dehors, je ne bois pas mon café dans le jardin ! (mais j’ai placé des alambics au pied des gouttières!)
Bonne journée Maëstro! (le week-end, un petit canard (en sucre) dans un soupçon d’armagnac à la fin du repas…)
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À l’armagnac, oui, pourquoi pas ?
En ma natale Normandie, c’est au calva qu’on l’arrose, le café !
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